Les Âmes fortes
7.2
Les Âmes fortes

livre de Jean Giono (1949)

Comme d'habitude chez Giono, ce roman est parfaitement écrit. Sous ses allures de petits récit provençal se cache un des romans les plus sombres du XXème siècle (qui en a connu pas mal, pourtant).
La structure des Âmes Fortes a de quoi déconcerter de prime abord. Pas de narration extradiégétique : nous n'avons que des dialogues ici. C'est bel et bien un roman, mais constitué exclusivement des paroles de trois personnages, trois petites vieilles qui vont se raconter des histoires pour passer le temps, pendant qu'elles veillent le corps d'un défunt une nuit entière. Alors, la conversation commence sur tout et rien, puis se concentre sur les souvenirs, le passé, et finalement sur l'histoire de l'une d'entre elles, Thérèse. Le récit du passé de Thérèse occupera donc le roman, mais raconté par alternance par Thérèse elle-même et par une des autres bonnes femmes. On se coupe la parole, on se contredit, on s'envoie des piques. Le lecteur a de quoi être décontenancé : voilà une organisation romanesque pour le moins originale, mais qui pourrait, a priori, passer pour brouillonne.
Ce serait mal connaître Giono. Suivant un schéma très structuré, le récit, chaque fois qu'il change de narratrice, s'enfonce un peu plus dans la noirceur. Le premier récit, par Thérèse elle-même, sent bon la bluette pseudo-romantique à l'eau de rose : Thérèse et Firmin sont amoureux, ses parents à elle s'opposent à leur mariage, alors le brave Firmin s'acharne à gagner un peu d'argent et ensuite, dans une mésaventure à la Walter Scott, kidnappe sa belle et part avec elle sur les chemins, de toute urgence car ils se savent poursuivis par les frangins. C'est beau, c'est romantique et romanesque.
La seconde prise de parole va donner une version plus corsée de l'histoire, et nettement moins mignonne. Et ainsi de suite : chaque fois que quelqu'un reprend l'histoire, on s'enfoncera un peu plus dans les noirceurs de l'âme humaine. La bluette romanesque cédera la place à une description terrifiante des ténèbres de la psychée. On a ainsi l'impression de descendre dans les enfers de l'âme humaine en empruntant les différents cercles décrits par Dante. Une plongée en spirale, un maelström qui ne cache rien de l'aigreur, la malice et l'envie criminelle. Pendant que les jeunes prétentieux du Nouveau Roman commençaient à faire mumuse avec la structure du roman d'une façon totalement vaine et gratuite, Giono leur donnait une leçon mémorable.


Oui, Les Âmes fortes est un roman terrible et terrifiant. Les personnages s'y révèlent manipulateurs, jaloux à en crever, violents, dominateurs, etc. On est loin de l'image traditionnelle que l'on a de Giono, petit écrivain de la ruralité provençale. Avec une écriture acérée où rien n'est laissé au hasard du rythme des phrases ou du vocabulaire choisi, l'auteur dresse un portrait sombre des hommes et des femmes.
Des personnages qui sont comme la nature. Giono est un écrivain de la terre. La terre dans le sens de terroir, certes : ses personnages sont attachés à cette terre de Haute Provence. Ils semblent d'ailleurs en être à peine sortis, de cette boue, de ce paysage rugueux battu par les vents. Des êtres mal dégrossis, des brutes, des sauvages. Le décor, ce n'est pas la Provence des cartes postales, avec le mas au milieu des champs de lavande. Ici, c'est la nature brutale et sauvage, et elle déteint sur ses personnages.
Elle les enferme aussi : le rêve de partir, de s'enfuir, est toujours retardé, repoussé, comme si les âmes étaient prisonnières de ce coin d'enfer. Rien n'est épargné. La nature est la plus forte et elle façonne les êtres à son image, l'image d'un monde barbare où le plus retors, le plus rapace emporte tout.
Même ce qui pourrait, a priori, passer pour de hauts et bons sentiments est rabaissé dans la boue. Madame Numance, avec sa charité chrétienne qui la pousse à donner tout ce qu'elle possède aux plus démunis, n'est qu'une vieille folle qui tente d'assouvir une violente impulsion christique (je reste convaincu qu'il y a, chez Giono, un retour au paganisme, au monde ancestral pré-chrétien). Même elle disparaîtra dans la nature, dévorée par des forces supérieures contre lesquelles les hommes, pauvres pions dominés par leurs pulsions, ne sont rien.
Ce pessimisme absolu sur l'humain, cette victoire des sombres relents barbares et sauvages face aux élans de charité chrétienne, n'est pas innocent. Le roman est publié en 1949. Nous sommes moins de cinq ans après la découverte de ce que la noirceur humaine pouvait produire de pire. La vision que l'on a de l'humain ne sera plus jamais la même. L'homme est capable des pires horreurs. Les Âmes Fortes, c'est le Mal.
Et c'est un des plus grands romans du XXème siècle.


(du coup, je suis curieux de voir le film de Raoul Ruiz, parce que là, ce roman me paraît très difficilement adaptable)

SanFelice
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le 2 févr. 2017

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