Au lieu de violer l'Histoire, mettons-lui du rouge et une robe fendue.

Aujourd'hui, quand on parle d'Histoire, le grand public pense bien davantage à Stéphane Bern ou Lorent Deutsch qu'à Marc Bloch ou Jacques Le Goff. Il faut du récit, des anecdotes savoureuses, à quoi bon essayer d'insister sur les différences entre les époques ? L'important, c'est que l'on puisse s'identifier, établir un lien avec une figure du passé. Et peu importe la réalité. Si vous pensez ainsi, cet ouvrage est fait pour vous.


(On me l'a offert).


Agnès Grossmann est journaliste. Son introduction définit les salopes comme "des femmes célèbres qui avaient mené une vie sexuelle débridée". Mais derrière ce mot, elles furent "Des vraies femmes ! Audacieuses et puissantes". Je ne sais pas vous, mais on sent le présupposé : l'auteure se projète dans ses personnages pour y trouver une image de femme libérée, affranchie de tout tabou, vulnérable et audacieuse. Une vision dramatique, sexualisée du féminisme. Je me demande ce que Duras en penserait : étant un homme, hein, il va sans dire que je suis incompétent et incapable de comprendre les femmes.


Suit une galerie de huit portraits.
- Cléopâtre, la putain couronnée. On commence par la colère de César devant la tête décapitée de Pompée pour remonter aux origines de sa passion pour la reine égyptienne. L'idylle est traitée sur le mode romantico-kitsch qui ferait passer Mankiewicz pour un grand torturé :



Pendant deux mois, César et Cléopâtre vont ainsi voguer, la plupart du temps tendrement enlacés sur le pont, allongés sur une couche de coussins sous un dais qui les protège du soleil, en permanence rafraîchis par des esclaves qui agitent des éventails multicolores en plumes d'autruche, distraits par des danseuses, des joueurs de flûte, de luth et de harpe, des coupes pleines de fruit et des amphores
remplies de vin à portée de main et de bouche, p. 25.



Mais p. 29, l'auteure oublie son sujet et se lance dans un ex-cursus complétement hors-sujet sur les réalisations de César à Rome. Le récit de Cléopâtre se faisant toute pimpante et allumant des brûle-parfum pour séduire Marc Antoine après la mort de son protecteur m'a beaucoup fait rire, mais peut-être pas comme le voulait Mme Grossmann. Idem pour la volonté de Cléopâtre de rester sexy jusque dans son suicide.


- Messaline, l'insatiable : Messaline est malheureuse de son mariage avec l'empereur Claude, mais cette adolescente est une mangeuse d'hommes, qui a défié une prostituée réputée pour savoir qui supporterait le plus de prétendants, et gagne avec 25 prétendants. Description de son couple avec Claude comme d'un couple libertin éclairé. Messaline multiplie les intrigues pour faire exécuter ceux qui menacent sa mainmise sur l'empereur, qui finit par la faire assassiner lorsqu'on lui dénonce ses infidélités.
- La reine Margot, la fille publique : Ouverture sur la reine Margot et Henriette de Never attendant la sentence de mort sur leurs amants et contraintes d'y assister. Margot enchaîne les mariages malheureux, ses maris tombant sous des intrigues politiques, mais "La seule façon pour elle de guérir d'un chagrin d'amour est de retomber amoureuse. Elle ne peut pas se passer d'homme" (p. 75). Mais "cette grande lubrique est aussi une grande mystique" (p. 96). Elle est la dernière survivante des Valois.
- Catherine II de Russie, l'impérieuse : On ouvre sur l'arrivée au pouvoir de Catherine, à la faveur d'un coup d'Etat. Elisabeth Ier d'Autriche est montrée comme une mangeuse d'hommes. Mariée à Pierre Feodorovitch de Russie, qui a une libido faible, elle est frustrée et multiplie les aventures : Stanislas Poniatowski, Grigori Orlov, Alexandre Vassiltchikov, Grigori Potemkine, Alexandre Lanskoï... Tous ces hommes tournent autour d'elle. Le coeur de la reine finit par lacher.
- Jeanne du Barry, la fille de joies : Présentation de la nouvelle favorite devant toute la cour de Versailles, qu'elle subjugue par sa beauté. Retour sur son amour pour Jean du Barry, avec les créanciers duquel elle couche sans états d'âme. Sa rencontre avec Louis XV, qu'elle console de la mort de la Pompadour. Les intrigues de Choiseul. Son exécution pendant la Terreur.
- Joséphine de Beauharnais, l'incomparable : Mariage précipité de Napoléon en 1796 avant qu'il parte pour le Piémont. Il est ébloui par cette femme qui fait son éducation sexuelle.



Plus âgée que Napoléon, elle est plus expérimentée. Elle a roulé sa bosse dans tous les lits de la capitale et en a retenu le meilleur. La première fois qu'ils ont couché ensemble, Napoléon a voulu, comme à son habitude, aller vite, à la hussarde. Joséphine l'a retenu et a mené la suite des opérations, faisant maints détours délicieux avant
d'arriver au but. Napoléon n'avait jamais connu ça, p. 189-190.



Elle est inquiétée sous la Terreur (prison des Carmes). Le couple finit par se tromper mutuellement. Il la répudie mais un lien persiste.
- Madame Tallien, la merveilleuse : Seul choix un peu original, Mme Tallien tient salon. On la croise menacée de mort sous la Terreur, mais son mari organise la chute de Robespierre (car il est fou amoureux d'elle, quoi d'autre ?). Retour sur son parcours, enfin le catalogue de ses amants.
- Mata Hari, la fabuleuse : Mata Hari la veille de son exécution. Ses débuts comme danseuse exotique, prétendûment indonésienne, dans les salons d'Emile Guimet. Sa prétention à être une espionne pour l'Allemagne. C'est peut-être le moins mauvais des portraits.


Par peur d'ennuyer, le style privilégie les phrases courtes et la focalisation (début du chap. 1 : "Jules César est en colère. Il est furieux depuis son arrivée à Alexandrie, depuis que..." etc...)


Il y a aussi cet usage du futur (p. 23 : "Il sera embaumé selon la coutume"), qui me fait hurler, car en Histoire, s'il y a bien une chose qu'on ne doit jamais se permettre, c'est de parler rétrospectivement. P. 98, je ne vois pas comment un amant pourrait "apprendre le romantisme" à la reine Margot, ce courant naissant début XIXe.


Je sais, je dépense beaucoup d'énergie pour dézinguer un livre qui a la prétention de distraire plutôt que d'instruire, mais dans ce cas, pourquoi mettre une bibliographie en fin d'ouvrage ? Pourquoi ne pas assumer complétement le côté romancé, fantasmé ?


Ajout : J'imagine le scandale si c'était un homme qui avait écrit de telles niaiseries. Il aurait de quoi craindre pour son entrejambe.

zardoz6704
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le 11 févr. 2017

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Lisa8lam
4

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