On sait, depuis Balzac, qu’une des meilleures parts de la littérature française est souvent à chercher du côté du roman sociologique. Si chaque génération n’a pas la chance de disposer d’une nouvelle Comédie humaine dans toute la variété des tableaux que permet une fresque d’une telle dimension, certaines œuvres, comme échappées d’une collection plus vaste qui reste à écrire, parviennent, en se concentrant sur un milieu social particulier dans un contexte donné, à toucher de très près cet idéal littéraire. C’est le cas des Visages pâles, le troisième roman de Solange Bied-Charreton qui, contrairement à ce qu’écrivait Le Point il y a quelques mois , n’est pas tant néo-houellebecquienne que néo-balzacienne (ce qui est nettement mieux).


Après avoir épinglé l’univers des bobos dans son roman précédent (Nous sommes jeunes et fiers, Stock, 2014), c’est cette fois d’une autre bourgeoisie dont elle nous entretient, la bourgeoisie de droite. Ici, aucune sympathie pour le PS car « le vote de gauche encourage la surimposition, nie le réel et dessert la valeur travail ». La bonne connaissance que l’auteur a de cette classe sociale lui permet de nous la peindre par petites touches, exposée dans ses dilemmes et dans ses contradictions, avec un grand sens de la nuance, nous rappelant que la droite contemporaine, peut-être plus encore que celle d’hier, n’est pas une, loin de là, qu’elle est au contraire morcelée, les mêmes milieux et les mêmes familles étant susceptibles de se déchirer sur des valeurs fondamentales de leur identité de classe. C’est ce sens de la complexité, ce refus des caricatures et des simplifications, qui donne au roman cette patine réaliste qui en fait tout l’attrait.
Nous suivons les aléas d’une famille, jonction brisée (les parents sont divorcés) d’une souche aristocratique de la vieille France de tradition contre-révolutionnaire du côté maternel et d’une dynastie d’entrepreneurs à succès ayant fait fortune dans la brosse à dents du côté paternel. « Il y avait d’un côté ce qui était l’avenir, et de l’autre ce qui n’était pas l’avenir. » Les trois enfants, nés dans le coton mais jetés dans une modernité glaciale, ont pris des chemins différents et peinent à se comprendre les uns les autres. L’ainée, Hortense, vraie héritière de Jean-Michel, père cynique et pour qui tout est justifié par le profit, a monté une entreprise qui lui rapporte beaucoup mais qui n’hésite pas à recourir à des clandestins pour faire baisser les coûts. Sa sœur Lucile, artiste aux ambitions contrariées, traverse sa propre vie comme un fantôme, s’abîmant dans une histoire d’amour malheureuse et s’ennuyant comme graphiste dans une agence publicitaire où « l’open space avait été rénové, tout en convivialité, pour accroître la surveillance de tous par tous », entourée de collègues médiocres et prétentieux qui « avaient envie d’être aimés, ou peut-être d’une prime ». Le petit frère, Alexandre, prend le contrepied de son père et s’engage avec détermination dans la Manif pour Tous, attendant le grand soir d’un sursaut de la France éternelle, faisant front aux côtés de « ces fils de notables qui parlaient haut de l’honneur sans en faire usage et souhaitaient la guerre civile comme on prévoit de partir en excursion ». Chantal, la mère, admire et soutient son fils, dépositaire des valeurs de son clan, mais « elle n’était pas à l’aise avec l’idée d’être contestataire, le pouvoir lui semblait par essence légitime ».


Droite libérale et mondialiste, droite nationale et réactionnaire : deux visions de monde que tout oppose. Un seul élément relie encore ces trois cadets de la bourgeoisie : la Banera, une résidence secondaire dans la Garonne, liée à leur enfance et à l’histoire de la famille mais que Jean-Michel veut vendre à la suite du décès de son père, créant ainsi l’unanimité de ses enfants contre lui. « Leur père était comme ça, il coulait les navires, il soulevait les chaises et il quittait la table sans débarrasser. »


Autour de cette fratrie gravitent des personnages secondaires qui incarnent d’autres visages encore de la bourgeoisie, comme le jeune ingénieur Côme, colocataire d’Alexandre, dandy réactionnaire se pensant romancier, participant aux manifestations de rue pour y puiser son inspiration poétique, et qui, « malgré la sincérité de ses ambitions littéraires, soutenait toujours que son rêve le plus cher était de pouvoir acheter un grand appartement à poutres apparentes sur l’ile Saint-Louis », ou Charles, amant tourmenté de Lucile, vivant de ses rentes, laissant penser à son amante qu’il vient d’une famille très riche – « mais elle se ravisa ; il venait simplement d’une famille très morte ».
Ces visages pâles, ces « touristes d’eux-mêmes », dessinent ensemble le portrait d’une bourgeoisie française schizophrénique, dépassée par sa propre dynamique historique et finissant par s’indigner d’une marchandisation du monde dont elle est la principale bénéficiaire. Un sujet en or pour la littérature romanesque.

David_L_Epée
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le 16 mars 2017

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