Doit-on chercher le plaisir pour surmonter un monde chaotique et absurde ?

La philosophie épicurienne est une philosophie qui comprend une praxis : c'est-à-dire l'application concrète d'une théorie pré-existante. Le marxisme prône par exemple lui aussi une praxis : il s'agit de la révolution, qui est l'application de sa théorie de l'histoire orientée par la lutte des classes vers une fin définitive. Pour ce qui est de la pensée épicurienne, il s'agit pour son disciple d'appliquer une forme d'ascèse devant le conduire à l'ataraxie, c'est-à-dire à l'absence de troubles, fondée sur l'impératif de minimiser ses souffrances vécues. C'est généralement cet aspect pratique de la pensée épicurienne qu'on se contente de retenir aujourd'hui.


En ce qui me concerne, je crois avoir toujours plus ou moins été épicurien. Je n'ai, d'ailleurs, jamais vraiment eu très peur de la mort, et j'ai toujours eu cette confiance en la nature que semble avoir Épicure. Pour un bref rappel, la praxis épicurienne repose sur une estimation du rapport souffrance/plaisir : si une action demande plus de souffrances que de plaisir, alors elle ne vaut pas le peine d'être exécutée. Il faut aussi minimiser son goût pour le luxe et l'abondance, car on ne risque jamais de souffrir de perdre un confort qu'on a jamais connu. (une forme de sagesse que notre société a plus que totalement oublié, puisqu'elle repose sur le postulat inverse — à savoir qu'on ne peut que souffrir de l'absence d'un confort qu'on a jamais vécu, et un nouveau confort ne peut qu'augmenter notre sentiment de bonheur ! d'où notre sincère pitié pour nos ancêtres, ou les peuples plus frugaux que nous...) C'est donc moins cet aspect de la philosophie épicurienne qui me dérange ; au mieux, je la trouve assez absurde et nihiliste si appliquée à la lettre : il me semble par exemple nécessaire d'être capable de souffrir individuellement pour réaliser un bien collectif supérieur. Qui accepterait de défendre sa patrie contre les envahisseurs, dans une société épicurienne ? Mais Épicure modère quand même ses positions, en rappelant qu'il est souvent nécessaire de souffrir un instant pour recevoir plus de plaisir plus tard.


On se demandera cependant si, sur un plan plus théorique, et c'est là où je suis plus profondément en désaccord, cette estimation individuée du monde est réellement pertinente, et si le plaisir peut vraiment être considérée comme une valeur sur laquelle peut être bâtie une société stable et pérenne. Voire, plus simplement, si le plaisir est vraiment un but en soi, si on ne peut pas apprécier la vie dans la lutte, l'intensité, l'angoisse : il y a beaucoup de personnes qui seraient incapables de vivre autrement (même si certaines d'entre elles passent littéralement leur vie à se plaindre). En cela, les écueils de la pensée épicurienne ressurgissent avec une certaine actualité à notre époque.


Nous partageons avec les épicuriens d'antan, en effet, cette même lecture individuée de la vie et des plaisirs, si bien que nous avons perdu pour ainsi dire toute notion de plaisir collectif. Les fêtes populaires n'existent par exemple plus ; la coupe du monde de football est peut-être le seul instant de réjouissance à peu près collectif... (et encore, non sans heurts ni mépris pour la « foule ») Chacun poursuit son propre plaisir et son propre bonheur dans son coin — ce qui est très utile pour développer une société des loisirs marchands, où plus aucun aspect de la vie de l'amusement ne s'inscrit pas dans un marché, avec sa gamme de produits, ses marques etc., mais qui permet peu à une société de poursuivre collectivement un idéal de bien commun. Pour compenser cela, les épicuriens promouvaient un idéal et une éthique de l'amitié très forts, par ailleurs très comparable dans l'idée à notre propre conception que l'on s'en fait : c'est-à-dire qui ne repose sur aucune contrainte, mais uniquement sur le plaisir (ce qui veut entre autres choses dire qu'aucune fidélité n'a de sens envers un ami qui ne nous apporte plus de plaisir — qui vit une dépression ou des difficultés personnelles, par exemple). D'après Marc Aurèle (ou Diogène Laërce ?), les épicuriens étaient effectivement de très bons amis — mais peut-on bâtir une société uniquement sur un idéal qu'on demanderait aux individus de poursuivre gratuitement, d'eux-mêmes ? Sans contraintes, le commun des mortels choisit malheureusement presque toujours la médiocrité, quitte à nuire égoïstement (et naïvement) à l'ensemble...


Les Anciens reprochaient déjà fortement à la philosophie épicurienne de risquer nuire à la cohésion et à l'harmonie sociale. Les postulats épicuriens choquaient d'ailleurs leurs contemporains. Leur philosophie reposait en effet sur une ontologie fondamentalement nihiliste : aucun principe spirituel n'existe, aucun ordre ni aucune harmonie ne régit le monde : le monde n'est que le produit de la rencontre aléatoire des atomes (c'est-à-dire, de bouts de matière). De fait : si Épicure affirme les dieux exister, il récuse leur implication dans la réalité des hommes. Par exemple, l'orage n'est que le fruit de la rencontre aléatoire des atomes, pas d'un dieu. Les dieux vivent au-delà du monde, dans une sérénité et une jouissance éternelle et se fichent éperdument du sort des hommes. Le sage épicurien doit imiter les dieux : c'est-à-dire devenir lui-même éternellement serein. Il est donc inutile de reprocher aux dieux les malheurs qui arrivent sur terre, et il est inutile de leur vouer un culte. Raison pour laquelle les Anciens ont souvent accusé les épicuriens d'athéisme et d'impiété (accusations graves pour l'époque).


En fait, les hommes de l'époque hellénistique (IVe-Ier siècle avant J-C) et impériale (Ier-IIIe siècle après J-C) étaient moins choqués par le déni d'implication des dieux dans les phénomènes naturels que le refus du culte. Épicure était loin d'être le premier à récuser l'idée d'une volonté divine dans les phénomènes naturels (Héraclite, un siècle plus tôt, affirmait déjà la même chose) : de fait, l'attitude qui consistait à avoir peur des dieux était déjà unanimement perçue comme condamnable à son époque, du moins chez les élites lettrées ; on la qualifiait de superstition. Cependant, les hommes de cette époque étaient conscients de la très haute importance des cultes dans la cohésion sociale. Ils avaient sans doute raison — notre époque n'en est-elle pas quelque part la preuve ? — et il est d'ailleurs intéressant de remarquer que les philosophes chinois ont produit la même réflexion à la même époque (en percevant les choses un peu différemment cela dit, sur le plan social), eux qui depuis longtemps avaient pourtant abandonné la croyance en l'existence des dieux.


En ce qui concerne le postulat de chaos ontologique du monde, et pour revenir à notre époque, c'est le motif d'un autre reproche que je fais à la pensée épicurienne. Bien sûr, il est difficile d'en vouloir à un penseur d'une époque aussi lointaine, où les connaissances scientifiques étaient médiocres comparativement aux nôtres (quand bien même Épicure avait écrit un livre sur la nature en 32 volumes, malheureusement entièrement perdu, puisque l’Église, on le comprendra, n'aimait pas beaucoup Épicure). Mais cette théorie excessivement matérialiste — et pourtant assez répandue chez les « scientistes » aujourd'hui — ne peut selon moi plus avoir de valeur à l'aune des connaissances modernes : la biologie, la théorie de l'évolution, l'écologie (la science) ou la psychologie ne peuvent plus accréditer l'absence fondamentale d'ordre dans le monde... Même s'il existe sans aucun doute une part plus ou moins grande d'un principe chaotique structurant (le monde n'a pas d'ordre fixe : il est en perpétuel ré-équilibrage).


De fait, cette sorte de nihilisme épicurien — ce sentiment que le monde n'a pas d'ordre — qu'on tente de remplacer par une quête du plaisir comme seul motif valable d'existence me semble ne pas avoir de sens (précisons tout de même que, pour Épicure, chercher le plaisir c'était agir conformément à la nature : donc le monde n'était pas si absurde que ça pour lui). Le monde n'est pas totalement dépourvu de sens (même si c'est essentiellement notre rapport au monde qui lui en donne un, comme le postulait Heidegger), et notre mode d'existence dans celui-ci ne se fait pas de façon individuelle : de fait, il est absurde de juger le monde de façon strictement personnelle, en nous pensant au-delà du groupe... (ce que postulait également Heidegger)


Bref, si dans son application pratique, la pensée épicurienne me semble d'une sagesse qu'on devrait sérieusement méditer, il me semble qu'on doit garder une certaine distance critique avec ce qu'elle postulait de façon plus théorique.

Antrustion
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le 5 avr. 2019

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