Lolita
7.9
Lolita

livre de Vladimir Nabokov (1955)

Et si l’auteur était un fou, eh bien c’est que la folie ne va pas sans génie

Lolita est probablement l’un des rares sinon le seul livre qui réussit à marier deux concepts antagonistes qui – aussi incroyable que cela puisse paraître – s’associent avec génie; en un livre, Nabokov scelle éternellement la beauté à l’horreur, il nous montre le pire de la plus belle façon qui soit. Peut-être qu’au-delà de l’agilité des mots, de l’audace du style, du brio des métaphores, de l’exquise pudeur (toute relative) des tournures, ce qui est absolument et incontestablement sublime dans Lolita, c’est que l’histoire odieuse d’un pervers pédophile soit si fatalement belle à lire. Le protagoniste, un certain Humbert Humbert, tellement anéanti par sa condition irréfutable de détraqué ne reconnaît pas seulement volontiers son penchant maléfique, mais pire encore, l’intellectualise, le romantise, poétise, jusqu’à en faire un « art de vivre », la condition même de son essence, son identité. Car le narrateur et criminel n’est rien, sinon un pédophile (en effet, nous ne savons que peut de choses sur lui si ce n’est ses obsessions, objectifs et actes odieux, toute l’histoire ne tourne qu’autour de sa pédophilie, comme si c’était la seule chose qui le définissait, comme si cette horreur annihilait tout autres trait et caractéristique). Mais bon sang, qu’y a-t-il de beau là-dedans? Eh, bien c’est la splendeur de la poésie en prose par laquelle le malheureux Humbert tente de nous inviter à accepter l’idée qu’il est incapable d’autre chose sinon d’être malade, « d’aimer » dira-t-il. Enfermé dans une noirceur qu’il n’a d’autre choix que de trouver séduisante, l’anti-héros à jamais ne sait que désirer l’indésirable. Car sa seule réussite peut-être est celle d’avoir complètement intégré (fin du livre) le fait qu’il est un cas désespéré. Del fil en aiguille, il « accepte » donc, non sans douleur, l’idée d’être vulnérable, odieux, médiocre. Il finira quand même par dire, à la fin du récit: « Mais la chose la plus horrible dans toute cette affaire, la voici. Au cours de notre singulière et bestiale cohabitation, il était devenu peu à peu évident aux yeux de ma conventionnelle Lolita que la plus misérable des vies de famille était préférable à cette parodie d’inceste qui, à la longue, était le mieux que j’eusse à offrir à cette enfant perdue. ». Ou encore, toujours à la fin du récit: « Lecteur! Ce que j’entendais là, c’était la mélodie que faisaient des enfants en train de jouer, rien d’autre… (coupe de ma part) On entendait de temps à autre, comme libéré à dessein, l’éclat presque articulé d’un rire enjoué, le claquement d’une batte, ou encore le cliquetis d’un petit chariot d’enfant… (coupe de ma part) Du haut de mon éminence, j’écoutais cette vibration musicale, ces brefs éclats de cris distincts sur un arrière-fond de murmures chastes, et soudain je compris que le plus poignant et le plus accablant dans tout cela ce n’était pas l’absence de Lolita à mes côtés, mais l’absence de sa voix au coeur de cette harmonie. ».


Un parfum de remords? Difficile à dire… Ne serait-ce parce qu’à ce niveau encore, le protagoniste à le culot de parler de sa petite personne en disant « du haut de mon éminence », bien qu’il se situe effectivement sur une éminence géographique, je reste tentée de de croire qu’il s’estime digne d’un tel titre parce qu’il considère, peut-être, avoir « réussi » à satisfaire ses maux pédocriminels. Et dans ce sens, n’oublions pas que le narrateur est, peut-être encore plus qu’un pédophile, un pervers. En effet, le livre s’achève par un passage poétique ou, en vers, Humbert parle pour Lolita, exprime son mal, traduit son enfance volée, sauf que le poème en question est à double sens; traduit-il la supposée empathie, ou plutôt pitié, qu’Humbert octroie à sa victime, ou, telle la déclaration la plus écoeurante de sa perversité, exprime-t-il sa rage maléfique devant l’évidence de n’avoir pas été le premier à défleurer Lolita? Humbert, personnage évident autant qu’insaisissable… Horreur, beauté, noirceur, amertume, putréfaction, magnificence, splendeur, désolation, que sais-je encore. Peut-être que le plus beau pour être beau doit aussi être le plus laid, et inversement. Et peut-être qu’il n’est pas question de beau, de laid. Peut-être qu’il est question d’extrême, d’insaisissable, de non palpable, d’inexprimable.


Lolita est sombrement lumineux. Ambivalence. Plaisir coupable du narrateur, plaisir coupable du lecteur que d’oser lire un tel livre. Mise en abîme. Et si l’auteur était un fou, eh bien c’est que la folie ne va pas sans génie. Et si l’auteur était un pédophile, eh bien c’est que la grande littérature choisit mal ses rédacteurs.


« …il y eut un certain nombre de personnes sages, sensibles et loyales qui comprirent mon livre infiniment mieux que je ne puis ici en expliquer les mécanismes. » Vladimir Nabokov – à propos d’un livre intitulé Lolita

Robertlatruite
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le 8 nov. 2018

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