Dès la première page de cet essai, Paul Krugman se défend de faire de l’économie normative : il ne prescrit rien, il entend juste analyser sereinement – et en dehors de toute idéologie – les faits économiques et sociétaux. Partant, il s’insurge logiquement contre les idées-zombies : des préconisations intéressées qui, bien que démonétisées par les sciences économiques, continuent d’occuper le devant de la scène à force d’être martelées par les néolibéraux ou les conservateurs. Ces mensonges sophistiqués se trouvent en pleine expansion à l’ère de la post-vérité. Et naturellement, les questions climatiques n’y échappent pas.


Cette compilation d’articles principalement issus du New York Times donne le la : on cherche à « affamer la bête » (selon l’expression consacrée) pour ensuite détricoter la sécurité sociale ; on en appelle à la privatisation des retraites sans évoquer les coûts de gestion exorbitants qui en découleraient ; on s’oppose à une couverture universelle de santé alors que la part du PIB américain y étant consacrée s’avère très élevée et inversement proportionnelle à l’accès aux soins ; on en appelle à une austérité expansive comme on invoquerait la pluie en plein désert sahélien…


Les « catastrophes imaginaires » ont le vent en poupe. N’est-ce pas Pete Sessions, représentant du Texas, qui a déclaré qu’Obamacare coûtait cinq millions de dollars par nouveau bénéficiaire alors que le coût réel avoisine les 4000 dollars ? Carmen Reinhart et Ken Rogoff ont publié des résultats (non reproductibles à cause d’une erreur de codage Excel !) avançant que les économies dont la dette excède 90% du PIB courent à leur perte. Ils ont été accueillis dans le débat public tels des oracles incontestés. Un examen attentif des faits suffit pourtant à décrédibiliser leurs assertions alarmistes – n’en déplaise aux bond vigilantes. De pareilles méprises se porteront sur le chômage frictionnel (considéré à tort comme une inadéquation entre l’offre et la demande de compétences), sur la zone européenne monétaire optimale (une même monnaie pour des économies disparates ne pouvait être une bonne idée et l’auteur y voit même une « décision désastreuse » – p. 165) ou sur la baisse des impôts, présentée comme « l’ultime idée-zombie ».


Les catastrophes réelles, en revanche, font l’objet d’une cécité inexplicable. Lutter contre les zombies comporte notamment plusieurs chapitres sur la crise des subprimes. Dans ses chroniques, Paul Krugman établit un parallèle avec la crise asiatique de la fin des années 1990, rappelle le caractère itératif des bulles immobilières et financières, et expose les raisons de craindre un nouvel épisode de crash/dépression (vérifié par la suite, comme chacun le sait). Pour justifier une baisse des taxes frappant les grandes fortunes, les républicains ont pris l’habitude d’invoquer la théorie du ruissellement (la richesse des nantis se déverserait jusqu’aux classes populaires). Ils citent volontiers en exemple la croissance sous Ronald Reagan, nonobstant deux données essentielles : le ruissellement n’a jamais été validé par les sciences économiques et la croissance du début des années 1980 est en grande partie due à l’assouplissement monétaire décidée par la Réserve fédérale américaine. Les inégalités sociales et les différences dans la captation des fruits de la croissance font bien entendu l’objet des mêmes attentions partielles et partiales.


Paul Krugman a pour lui le sens de la clarté. Qu’il évoque la liquidité sur les marchés, la dette immobilière supersenior, la responsabilité des innovations financières dans la crise des subprimes, l’euro, les dévaluations internes, l’utilité marginale décroissante ou les cercles vicieux de l’austérité budgétaire, il parvient toujours à délivrer en quelques pages l’essentiel d’une réflexion technique minutieusement soupesée. Il recadre aussi l’éternel débat entre les keynésiens et les tenants de l’efficience des marchés, rappelant ainsi les contorsions intellectuelles des « économistes d’eau douce » (grosso modo, l’école de Chicago). Enfin, last but not least, Krugman décrypte le début de mandat de Donald Trump, « le pire des présidents », à la tête d’une administration « antiscientifique » : une réforme fiscale virant au fiasco (dérapage budgétaire au service des plus riches) alors que le taux d’imposition maximal optimal serait de 73 % selon Diamond et Saez ; des mesures mettant à mal le commerce international avec des effets dissuasifs sur l’innovation et l’investissement ; un conservatisme de mouvement et une droitisation du parti républicain qui se poursuivent allègrement, le président préférant discuter de la couleur de peau des Américains plutôt que de leur problèmes socio-économiques…


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Cultural_Mind
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le 8 mars 2020

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