Ma mère
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Ma mère

livre de Georges Bataille (1966)

Fallait-il publier Ma Mère ? La question que No_Hell pose dans sa critique est justifiée et mérite d'être posée. Fallait-il publier ce roman ? Il en doute. D'une part il est inachevé, même, abandonné par Bataille, parfois mal écrit (« une ponctuation plus qu’approximative, pas mal de phrases alambiquées, à la limite parfois de la correction syntaxique »), parfois incohérent, l'auteur ayant hésité entre plusieurs versions. No_Hell doute, malgré sa note positive et les qualités qu'il reconnaît au livre. Moi je ne doute pas. D'abord parce que ces quelques critiques tombent un peu à côté je trouve, ensuite parce que Bataille accomplit quelque-chose de très fort dans ce livre.


Commençons par dire que le style n'est pas approximatif, loin de là. Le côté bancale des phrases est voulu, concerté. Elles sont saccadées, coupées par de nombreuses virgules en segments qui ne semblent pas être dans le bon ordre. C'est Duras je crois qui disait que Bataille leur avait désappris à écrire, ou peut-être à bien écrire mal. Un truc comme ça. Et c'est ça qu'on voit dans ce roman, bien plus que dans le Bleu du Ciel. Le français y est rigoureux, scrupuleux, les commentateurs parlent de beau style, d'une langue du XVIIIe, mais les phrases y sont bizarrement perturbées. Cela à la longue produit une sorte de gêne, un léger vertige, une inquiétude. Bataille n'a jamais voulu qu'une chose, trouver une prose incantatoire, une langue qui produise chez le lecteur un effet physique, celui-là même dont il parle. Dans l'Expérience Intérieur, il dit vouloir que le mot « vent » produise la tempête, que le mot « vide » nous retire toute assise. Ici, le retour systématique et régulier des mots totems (Dieu, Angoisse, Tout, etc.) donne l'impression d'errer dans un labyrinthe ou d'être pris dans un tourbillon qui, en nous faisant tourner, nous renvoie toujours au même point, ici, ces phrases « alambiquées » nous donnent le tournis, produisent ce sentiment de vertige et de déséquilibre qui est celui vécu par les personnages. Cela, nulle part plus qu'ici Bataille le réussit.


L'inachèvement d'ailleurs n'a jamais été une raison de ne pas publier. Un auteur comme Kafka n'existerait pas sans la publication de ses romans posthumes et inachevés. Bataille même est essentiellement posthume, l'inachèvement est son élément, son régime de croisière, mais ce n'est pas chez lui un défaut ou un manque, mais là encore une conséquence de sa philosophie. La philosophie recherche ordinairement l'achèvement, le système. Mais il pense la contestation de tous les systèmes, le refus de l'achèvement : c'est ce refus qui ouvre pour lui la vie au possible, à l'enchantement. Qui libère, si on veut. Mais ça va plus loin. En février 1961, interviewé par Madeleine Chapsal, Bataille luttait pour suivre le fil de ses idées, entravé par ses maladies, ses attaques. Il balbutie, interrompt ses phrases, hésite. Il parle de la fragilité de l'existence de l'homme, impliquée par la mort :


« tout ce que l'on est est fragile et périssable. On est par conséquent destiné à voir ce sur quoi nous basons tous les calculs de notre existence se dissoudre comme dans une espèce de brume inconsistante …..... Est-ce que … ma phrase est finie... ou bien ? Peut-être que si elle n'est pas finie, ça n'exprime pas si mal ce que j'ai voulu dire ... »


La question qu'il faut se poser elle est là. Au delà des hasards éditoriaux (Ma Mère est une suite de Madame Edwarda, qui devait être prolongé par un troisième récit, que Bataille a fini par intégrer en grande partie dans Ma Mère), est-ce qu'un tel récit, résumant aussi bien l’œuvre et la pensée de Bataille, pouvait être achevé ? N'est-il pas plus beau, plus représentatif, de l'homme (nombreux aspects autobiographiques), de l’œuvre (suite de Mme Edwarda, lié à L'expérience Intérieure, échos à l'Histoire de l’œil), de la pensée (illustration, dans le récit et le style, de ses idées), qu'il soit à la fois achevé (Bataille a mis au propre une version arrêtée, vouée à publication) et inachevé (version arrêtée mais non définitive pourtant) ? Ce livre est ainsi un vertige sans fin mais interrompu, comme le sont les vertiges et les « moments souverains », les sommets de l'existence où celle-ci, dans l'érotisme, la poésie ou le rire, exprime l'excès de ses forces jusqu'à l'épuisement.


Cela seul suffirait à reconnaître que c'est un grand livre (No_Hell n'en doute pas) et que sa publication était nécessaire. Mais ce livre accomplit quelque-chose de très grand dans le domaine de la littérature érotique. Il détruit l'illusion que quelque-chose comme le sadomasochisme existe et c'est cela que le film de Christophe Honoré rate, échoue à retranscrire. Je crois même que Christophe Honoré ne l'a tout simplement pas vu.


Vous avez certainement déjà entendu cette blague :
« Un masochiste demande à un sadique de lui faire mal et ce dernier répond : non ».


Elle est tarte parce que sadisme et masochisme existent selon deux logiques différentes : le masochiste produit son bourreau, l'incite à jouer un rôle dans un théâtre ritualisé qu'il élabore en vue de son propre plaisir, là où le sadique non seulement impose sa violence et sa domination mais veut en plus qu'elle soit reconnue et acceptée par sa victime. Cela accepté la victime n'a plus tellement d'intérêt. Littérairement, le sadomasochisme est une oxymore, une contradiction logique qui s'annule d'elle-même sitôt qu'on cherche à la développer. Bataille réussit le tour de force de créer, bien mieux qu'Histoire d'O, un récit sadomasochiste dans lequel personne ne trouve de « bonheur dans l'esclavage ». Récit dans lequel chaque personnage lutte contre tous les autres et s'abandonne, non à l'un ni à l'autre, mais au vertige et à l'abandon lui-même.
Hélène, la mère est sadique. Exubérante, éprise de liberté, sauvage et indomptable, elle impose son désir à ses proches et écrase et détruit ceux qui tentent de lui résister. Elle ne pourrait se satisfaire de personnage serviles. Elle veut briser la résistance, la volonté de ses victimes, qu'ils la rejoignent dans l'abjection. D'un autre côté, Loulou est masochiste, elle veut être malmenée, dominée, frappée. Elle joue la servante dans une maison éloignée et n'est finalement pas tellement éloignée des filles asservies d'Histoire d'O. Mais elle est entièrement un personnage masochiste :


« Loulou, dont le caractère était violent, me forçait à la battre et à l'humilier (…) Loulou me dominait, elle m'imposait sa volonté. Elle n'était contente qu'au moment où elle m'avait mise hors de moi. »


Il est hors de question pour Bataille de faire se rencontrer ces deux personnage, de les faire agir l'un sur l'autre. Ce serait tomber dans la platitude. Il intercale entre elles-deux une double-victime : Hansi. Qui subit les attaques morales et de la Mère, et de Loulou, qui œuvrent de concert pour la briser, elle qui résiste à toutes, elle qui vit de la volupté mais non de la perversion. Hansi est également un intermédiaire entre la mère et le fils, un obstacle qu'elle concerte pour empêcher un inceste qui sans cela serait consommé sans heurt. Elle se retrouve ainsi, aussi, entre la mère et le fils : le roman est peut-être autant celui de la perversion d'un enfant pieu que de l'écartèlement moral d'une jeune femme. Pierre et Hansi se retrouvent ainsi pris entre des courants opposés, des vents contraires, des désirs contradictoires, cherchent au milieu de la tourmente à y échapper tant qu'ils peuvent en se jetant dans les bras l'un de l'autre, persuadés d'y trouver un repos et un bonheur durables. Mais cela n'est qu'un stratagème concerté par Hélène, qui les présente l'un à l'autre au moment de partir pour l’Égypte. Annonçant son retour, elle plonge Hansi dans un tel état de panique et d'angoisse qu'elle s'abandonne au vice et à la perversion lors d'un repas halluciné et bien arrosé en compagnie de Loulou et de Pierre ; première victoire. Seconde victoire, définitive, sur Pierre, en se suicidant avant de commettre l'inceste, privant ainsi Pierre de tout bonheur possible, de toute satisfaction.
Ainsi Bataille réalise l'impossible : écrire en même temps un récit à la Sade et un récit à la Sacher-Masoch, sans rien sacrifier de la logique propre des deux auteurs, des deux genre. Mieux, par l'ajout de ces personnages tardifs que sont Hansi et Loulou, il trouve le moyen de donner du mouvement et de la cohérence à ces deux logiques, de les lier si bien qu'ils finissent par nouer et dénouer un récit qu'on ne peut considérer que comme un récit purement et typiquement bataillien.

FanzineleChancr
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le 25 mars 2020

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Loci Incerti

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