"Mademoiselle Julie" est la pièce la plus célèbre de Strindberg. Ce n'est pas qu'elle soit un monument à grand spectacle : trois personnages, un seul décor, plus ou moins aménagé, une seule action, et seulement une quarantaine de pages.


Si cette pièce est restée iconique, c'est par son écriture, bien plus que par son intrigue. Cette dernière est quasiment banale : une fille de bonne famille (aristocrate), Julie, fait des avances à l'un de ses jeunes domestiques. Mais leur relation, à peine amorcée, va devenir très compliquée et tourner au tragique.


Dit comme ça, pas de quoi comprendre pourquoi on fait une pièce de théâtre d’un tel sujet : une fille un peu chaude drague un garçon qui lui plaît, eh bien tant mieux, mais où est l’intérêt ? On ne va pas dire que c’est une situation exceptionnelle...


Sauf que l’auteur est Strindberg, qui y instille ses problèmes psychologiques, qui ne sont pas petits, et son ambition d’écrivain, que l’on doit soigneusement replacer dans son époque.


Quant aux problèmes psychologiques de Strindberg, on se doute bien qu’il met en scène en grande partie ses propres préoccupations au sujet de la difficulté des rapports harmonieux entre hommes et femmes. Si « Mademoiselle Julie » vous donne envie de vous mettre en couple, c’est que vous avez l’estomac bien ancré. La pièce se caractérise en effet par des conversations de plus en plus empreintes de conflits et de contradictions, que Julie, au final, ne saura pas surmonter.


Quelles contradictions ? L’habileté d’écriture de Strindberg est de ne les révéler qu’une à une, progressivement, et de les accumuler jusqu’à ce que Julie soit complètement désemparée, en proie à un désarroi sans issue qui va la pousser à s’autodétruire. Cette instillation, quasi innocente et aléatoire, d’éléments générateurs de conflit, maintient jusqu’au bout une tension chez le spectateur, qui, parti du sentiment d’assister à une petite idylle sans importance (et donc de peu d’intérêt), sent monter le tragique , et assiste aux fêlures, aux craquements, puis au démantèlement final d’une relation qui semblait anodine au départ.


Julie est avant tout un personnage qui souffre de n’avoir pas d’identité précise, et qui agit un peu n’importe comment, selon qu’elle tente de se conformer à ce que l’un ou l’autre (dans son entourage) voudrait qu’elle soit. Avant de préciser, on reconnaît dans ce portrait de victime la pulsion émancipatrice de Strindberg, qui voudrait lui-même être libéré du poids des préjugés et des conventions sociales, mais qui (contradictoirement), a trop besoin de la société (et de celle des femmes, en particulier) pour assumer jusqu’au bout sa vocation d’indépendance réelle.


Les premiers mots de la pièce parlent déjà de la folie de Julie, de son instabilité de comportement, et cette « folie » ne s’arrange pas vers la fin de l’action. Pressions sociales ? D’abord, il y a le fait que Julie est fille d’aristocrate (un comte), et que ça ne se fait pas, pour une fille de cette extraction, d’aller draguer un beau mec appartenant à sa propre domesticité. On est en plein préjugé de classe sociale, qui tourne un peu à une lutte des classes : en draguant un domestique, Julie déroge. Sa pulsion sexuelle la conduit à s’avilir, à s’encanailler, à perdre sa dignité d’aristocrate en fréquentant le bas peuple. Julie offre le spectacle pitoyable de son déchirement entre le désir obsédant de « se faire » Jean (le beau domestique), et son remords de céder à la fascination du déclassement social.


Cette attirance pour sa propre chute, inéluctable, fait de cette pièce la première œuvre « naturaliste » de Strindberg qui, peu de temps auparavant, avait entrepris de se faire remarquer de la part de Zola, maître incontesté de l’école naturaliste de cette fin de siècle. Et, avec le « naturalisme », la propension à représenter le vice, le sordide, l’enchaînement aux passions et aux addictions tend à prendre le dessus sur une représentation moins négative et plus équilibrée du réel. La vocation de Julie à « chuter » est clairement indiquée dans un des rêves qu’elle rapporte. Et la base pulsionnelle des comportements de séduction « romantiques » est clairement mise à nu au cours de la pièce.


Là où la situation de Julie se complique encore, c’est quand elle avoue ne pas pouvoir s’identifier non plus à sa mère, issue d’un milieu populaire : elle ne sait pas choisir entre la voie aristocratique et ses ascendances roturières. Pire, sa mère, d’opinions féministes, ne voulait pas de la naissance de Julie, et Julie a dû se comporter longuement comme un garçon, pour obéir à sa mère. Et de sordides histoires d’infidélité de sa mère, qui prend un amant, et qui met le feu au domaine de son père, plongent Julie dans le sordide encore plus profondément.
Tandis que Julie cède au vertige de sa propre chute, Jean, à l’opposé, fait preuve d’un équilibre personnel, d’une dignité, d’une culture et d’une volonté d’ascension sociale qui en font le portrait inversé de Julie. Désireux de ne pas prolonger une relation qui s’annonce mal, et qui a été nouée en dépit de ses propres réticences, Jean est le seul à apporter des éléments constructifs et salvateurs dans l’échange avec Julie : respecter les règles sociales, monter une entreprise qui le fera sortir de la domesticité et de la dépendance (un hôtel), et tenter d’intégrer Julie à ce projet (ce qui lui permettrait de garder, elle aussi, sa dignité). Cela ne signifie pas que Jean soit irréprochable : il complote déjà de « saler » les notes de l’hôtel qu’il compte ouvrir en Italie. Mais il représente Strindberg lui-même dans son rejet du conditionnement qui le pousse, par exemple, à traiter de « superstition » le respect distant qu’il doit au comte (père de Julie).
Par manque de volonté, Julie ne sait pas s’arracher aux dépendances contradictoires qui sont autant d’injonctions relatives à ce qu’elle devrait être : aristocrate, elle est mal soignée de sa personne, et traite les hommes de manière plutôt... impolie. On retrouve chez elle la tendance à des aspirations irréalistes, quasi bovaryens, par exemple lorsqu’elle idéalise le paysage et le climat des lacs italiens. Strindberg reprochait sans cesse aux femmes ce genre d’imaginaire idéaliste de pacotille.
Par ailleurs, Strindberg se montre acide, dès la deuxième page, au sujet de la vanité des femmes de faire ce qu’elles veulent des hommes, et les animer comme des marionnettes jusqu’à les ridiculiser (Julie fait sauter l’un de ses galants par-dessus une cravache qu’elle tient, comme on le ferait avec un chien). Cette critique de la volonté féminine d’exercer un pouvoir absolu sur des hommes infantilisés est récurrente dans le théâtre de Strindberg.
Si l’action se prolonge en dépit de la mauvaise qualité de la relation entre Jean et Julie, c’est que Strindberg inflige au spectateur un régime de douche froide : aux attaques frontales coléreuses et constellées d’injures graves, succèdent subitement des moments d’apaisement et de reprise de contrôle de soi. Mais c’est Jean qui mène ici le jeu. Julie ne fait que réagir passivement en fonction de ces flux et reflux relationnels.
La fin de la pièce propose une identification de Julie à un oiseau en cage, qui meurt de la même manière que Julie...
Ainsi, privée de toute possibilité d’identification en raison des violentes contradictions d’influences que son milieu voulait lui imposer, Julie s’est montrée trop faible pour choisir, et nous offre l’image d’une gamine désorientée, sans éthique et sans repère, contrairement à ses domestiques. Chute morale, chute sociale, attirance pour la fange, vertige de l’autodestruction, Julie nous rapproche de cette époque où naissent et se croisent le naturalisme du Maître Zola, la psychanalyse du Docteur Freud, la décadence d’une aristocratie sur laquelle ont passé trop de révolutions et de réformes, et le décrochage du figuratif qui tend à s’imposer dans l’art, figuratif mis à bas par les performances de la photographie en pleine expansion. L’homme (et la femme) ne se reconnaissent plus dans les images qu'on leur propose, tandis que Freud extrait de l’Inconscient le bourbier fétide des pulsions asociales.
« Mademoiselle Julie » a demandé beaucoup de soin à Strindberg, qui avait conscience d’inaugurer une nouvelle étape de sa carrière dramatique ; elle marque également le début de la reconnaissance internationale de l’Auteur. Qui, pourtant, n’en a pas fini avec ses désirs de libération toujours entravés, et ses relations bien contradictoires avec les femmes.
khorsabad
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le 4 nov. 2016

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Bouuuuuuuuuuuuuuhhhhhh.... Si j'ai un peu de mal avec Tchekhov, que dire de Strindberg et de sa Mademoiselle Julie ? J'avoue que la lecture de la pièce m'a laissé un goût de déception très amer...

le 12 août 2018

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