Manesh
7.8
Manesh

livre de Stefan Platteau (2014)

Emporté dans une remontée fantastique

Voilà résumé en un titre toute la magie de ce livre : se laisser porter à contre-courant. C’est une fiction qui a tout du récit fantastique mais qui, pourtant, par la précision réaliste voulue par l’auteur et par la finesse des personnages, jamais manichéens et toujours inscrits dans un récit de vie personnel dense bien que suggéré, va bien au-delà de cette classification. J’y vois, personnellement, derrières les voiles d’un bon récit fantastique, une forme d'ode à la diversité, de cette foisonnante diversité qui fait de la vie une explosion de possibles avec tous ces petits bonheurs volés et ses malheurs provoqués. Diversité qui est au final, peut-être, la véritable richesse pour qui peut appréhender le monde avec conscience et intelligence (pourrait dire Cénope).


Nous voilà donc au nord du monde sur le fleuve Framar, très loin d’une guerre civile, forcément cruelle et fratricide, en compagnie d’une troupe hétéroclite de vétérans Luari (une des deux factions bellicistes, l’autre étant les Souranès). Petite troupe porteuse des secrets espoirs de leur camp, mandatée par la duchesse de Narrakhin et partie à la recherche d’un hypothétique ancien chemin – voire cheminement – menant à un être de sagesse : le Roi-Diseur.



C’est une sorte d’oracle, ajouté-je sur un ton détaché. Un immortel.
Son regard perce la pierre, la brume et les eaux : rien ne lui reste
scellé lorsqu’il le lance au loin, depuis son trône du Nord. Il
connaît le passé, le présent, l’avenir, et bon nombre de secrets
perdus.



Mais voilà, il semblerait bien que chacun n’ait qu’une idée vague voire imparfaite de la véritable raison de leur mission. Et voilà en plus qu’un agonisant déboule de l’amont là où seuls se rencontrent les Teules et les bêtes sauvages. De quoi en rajouter aux questions que chacun se pose sur le bateau et de quoi fournir un beau levier à l’auteur pour nous faire découvrir son univers tout au long de cette remontée vers le grand nord. Car notre moribond, auto-proclamé Le Bâtard, va se remettre, tout doucement, et débiter son récit sur insistance de l’expédition. Du moins va-t-il l’offrir au narrateur, le barde Fintan. Et encore : par épisodes stratégiquement décidés par lui seul, au grand dam du capitaine mais pour le plus grand plaisir de toute oreille courtoise.



« Tu penseras parfois que je m’égare… ou peut-être, que je ne
réponds pas à tes questions. Tu dois me promettre de me
laisser mener mon histoire comme je l’entends, quoi qu’il arrive.



Je considère sa demande un instant. Il y a quelque chose
d’outrancier à poser ainsi ses conditions, alors que nous
l’avons sauvé d’une mort certaine, et que le capitaine peut
disposer de lui comme il l’entend. En fait, Rana pourrait
parfaitement décider de sa vie ou de sa mort en fonction
des réponses qu’il nous apportera. Le Bâtard ignore dans
quel jeu dangereux il est pris bien malgré lui ; mais pour de
multiples raisons, je me refuse à l’en avertir. Finalement,
je me dis qu’à tout prendre, un bon marché aide à instaurer
la confiance.



« Très bien. Au conteur de mener le chant. Livre ton récit
sans crainte : je suis l’oreille courtoise, la réponse
silencieuse, l’âme et le cœur qui écoutent…

— Et la mémoire plus durable que le chêne » ajoute-t-il,
montrant ainsi sa connaissance des rituels élémentaires
de l’art bardique – et ce disant, un sourire subtil vient étirer
les commissures de ses lèvres.

«Tu es donc barde. Quel honneur d’avoir l’oreille d’un
homme du Vrai-dire ! Me croiras-tu en tous points, si

je te raconte des choses, disons, hors du commun ?

— Je saurai reconnaître les accents de la vérité.
— Qu’il en soit ainsi. Alors, écoute, barde. Je ne sais
pas si je tiendrai longtemps ce soir… mais en tout cas,
je tâcherai de parler tant que la fièvre ne m’assomme
pas. Au moins, ça m’évitera de penser à ce menuisier
fou qui s’escrime à me râper les os et les tailler de sa
gouge à tout bout de champ ! »



Voici, couché en quelques lignes le nœud ce tome : un accord inattendu, comme une trève, entre deux personnages que la vie toute entière a œuvré à opposer mais qui décident d’en faire fi à la lumière de cette connivence émergente, de cette amitié naissante. Deux êtres qui par ce véritable coup de foudre affectif transcendent l'histoire, la rendent autre, ouvrent les possibles. Du moins pour un temps. Stefan Platteau opère un véritable coup de force en finesse en basant l’architecture de son histoire conjointement sur la remontée du fleuve et le récit de ce Bâtard de Manesh mais en articulant ces deux récits autour de cette amitié.


Cela va donner un récit qui se dévoile en deux temps alternés et parcimonieusement, au fil de la guérison de Manesh et de la lente remontée de ces gros bouts de bois engourdis. Cela force à appréhender le récit à niveau du regard humain. Et cela donne tout le prétexte et le loisir pour plonger le lecteur dans la description d’un monde à couper le souffle. On sent que ce monde en a derrière les mots, que loin d’être de simples faire-valoir, les êtres et les événements sont tissés de fils complexes et multiples que l’auteur décrit ou esquisse avec justesse en pleine connaissance de cause. Que diable n’avons-nous pas le récit détaillé de la Gigantomachie et de la vie de roi Samath ? Quels sont ces rituels étranges opérés par Hurvadh ? Qu’est-ce qui a provoqué le déclin des géants ? Quelles sont les histoires de tous ces personnages ? Quelle peut bien être cette mécanique des astres et des êtres ? Et puis : Mais que sont ces Teules ? Et mille autres questions encore. Car pour long que soit ce premier tome, il dévoile beaucoup mais pourtant peu et il suggère énormément. Gardant une magie intacte tout du long.


Empruntant tantôt au conte, tantôt au mythe, liant le tout par des faits de la vie quotidienne que la littérature épique délaisse allégrement, le récit porte le lecteur par sa cohérence non feinte et l’emporte par la grande justesse de ses personnages, du plus anodin au plus farfelu. Et même sans le méchant cliffhanger de la fin, on attendrait fébrilement la suite. Un livre-fenêtre s’est ouvert sur un nouvel univers.


Voilà esquissé en quelques mots maladroits mes sentiments par rapport à Manesh que je recommande chaudement que vous aimiez le fantastique ou non. Les seuls déçus risquant d’être ceux qui justement cherche du fantastique dans sa dimension épique un peu caricaturale (grosses batailles, des camps bien distincts, de bons grands héros au-dessus de la mêlée, etc.). Non pas que ce récit manque d’épique ou d’action ; elle est distillée autrement. Non pas que ce récit manque d’héroïsme ; mais l’héroïsme y est plus question d’acte posé et de moment plutôt que de héros. C’est un récit tout en nuances et qui possède son rythme, son souffle bien à lui. Un premier essai qui au final mérite bien l’élogieuse (mais trompeuse) presse officielle.


Ne vous attendez à rien et plongez !



Chairs tièdes, tendres écorces, braisez !
Ronflez ! Brasillez !
Jaillissez en escarbilles !
La vie fut vécue dignement,
La fumée sera belle au vent.



Je m’offre à toi, feu !
Embrasse la pulpe de mes lèvres
Mords-la, arrache-la, écorne-là,
Emporte-la vers les cieux gris !



Je m’offre à toi, feu !
Ronge l’œil empli de merveilles,
L’œil clair, l’œil vif,
ce puits d’eau pure,
L’œil qui a ouvert les nuées



Flammes amies, dévorez-moi !
Ma chair est digne de vos crocs.
Elle fut aimée, elle fut meurtrie,
Elle m’a conduit en maints arpents.
Délavez mes vieilles couleurs,
Élevez-les en nouvelle aube
Et dansez pour mon souvenir.


Fredk
9
Écrit par

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Créée

le 30 mai 2014

Critique lue 1.8K fois

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Fredk

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