Bien loin des chants marxistes dont on trouve encore l'écho dans certains groupes situés à la gauche et l'extrême-gauche sur l'échiquier politique, le groupe KRISIS, déjà en 1999, s'écartait des marxistes-léninistes orthodoxes pour se situer dans une lignée plus « marxienne » de la critique de la société marchande. Ici il n'est pas question de prôner une émancipation du Travail et de considérer la classe ouvrière, et même prolétaire comme le sujet de l'Histoire. Rien que là, l'on peut situer les différences décisives entre les lignes dites « marxiennes », et les lignes dites marxistes-léninistes. Le dernier siècle aura été marqué par les luttes ouvrières, assurément. Des luttes qui n'auront cessées de se plier à la dure réalité de la re-production de valeur, fin en soi, en se limitant à la demande des petites miettes d'humanité que cette dernière avait éventuellement à leur offrir, selon son bon vouloir. Hausse des salaires, modifications plus ou moins marquées des conditions de travail, des horaires... Tout était sujet à négociation, non pas sans luttes, certes, mais sans jamais remettre en cause le postulat : le Travail. Par « Travail », il faut en réalité entendre l'activité de production telle qu'elle s'inscrit dans la société marchande ; où la production, activité fondamentale de l'existence, besoin réel et primordial de tous les hommes, devient une activité érigée en activité absolue, qui n'a d'autre but qu'elle-même : la production de la sur-valeur. Où dans ce rapport fétichiste de la marchandise, l'on ne produit plus pour vivre, mais l'on vit pour produire. La distinction entre production et « Travail » est donc fondamentale. KRISIS ne porte donc vraisemblablement pas dans son coeur ces revendications, qu'il juge insuffisantes. Il en sera même possible de lire, au grand damne de certains marxistes, des paragraphes acérés envers certains ouvriers, qui, plutôt que de remettre en cause l'ordre des choses à sa racine, préfèrent en négocier les modalités. Mais comment des marxiens, peuvent-ils parfois autant se différencier des marxistes orthodoxes ? Cette différence se trouve en fait déjà chez Marx lui-même.


Marx lui-même, dans sa critique radicale de la société marchande, n'aura pas été exempt de contradictions. Il est de bon ton parfois de distinguer un « jeune Marx » d'un « Marx mature » ; où le premier aurait été encore trop imprégné de la philosophie de Hegel et où le deuxième l'aurait définitivement rejeté. Cette interprétation est loin d'être exact, mais il est possible de considérer « deux » Marx, dont les contradictions ne concerneraient pas des sortes de « phases », mais seraient d'ordre constantes. Une sorte de contradiction entre le Marx « profond », celui du Capital, de la critique radicale de la valeur marchande, du fétichisme de la marchandise, et le Marx « militant », du terrain, peut-être même superflu ; en un mot, celui du Manifeste du Parti Communiste. Le premier dans sa théorie-pratique et son analyse rigoureuse du système marchand aura cerné son essence, tandis que le deuxième n'aura eu de cesse de s'inscrire dans une volonté d'émancipation politique des prolétaires. Le premier aura considéré l'émancipation humaine de tous les hommes. Il est donc possible de distinguer le Marx de l'abolition du « Travail », compris en tant que production marchande, et le Marx du messianisme prolétaire.
En ce sens les marxiens d'aujourd'hui, critiques de la valeur s'inscriraient plus dans cette lignée du Marx « profond », tandis que les marxistes, particulièrement doctrinaux, auront surtout retenus de Marx son Manifeste, sa dictature du prolétariat.


KRISIS s'inscrit donc, manifestement, dans cette lignée marxienne. Il ne s'agit pas de considérer le prolétariat en tant que classe quasi déifiée, sujet de l'Histoire, qui, opposée à la classe capitaliste, s'en retrouve sans défauts, possédante de toutes les qualités requises à l'émancipation humaine. Le prolétaire, bien qu'il soit assurément moins bien loti, n'en reste pas moins partie intégrante du système capitaliste, et il peut aller, comme le déplore KRISIS, jusqu'à totalement intérioriser la dictature de la marchandise pour au final ne jamais le remettre en cause, se remettre en cause. Et c'est dans une petite piqure de rappelle, de l'histoire insurrectionnelle des prolétaires de tous pays durant les derniers siècles, que les auteurs comptent bien marquer la dissonance que peut marquer les différentes luttes contre la contrainte marchande qu'ont connus nombre de paysans avec les revendications niaises de nos prolétaires contemporains ; dont le mouvement Nuit Debout ferait bien peine à voir comparait aux insurrections luddites, chartistes et autres. Il n'est pas sans rappeler que toute l'Histoire de l'humanité démontre des changements radicaux des ordres sociaux existants qui auront emmenés avec eux, de manière fatale, les conditions d'existence de nombre de travailleurs. Le mouvement des enclosures, la colonisation, l'exode rurale en sont de bons exemples. De bons exemples qui nous rappellent que le Capital, en tant que rapport social, n'aura fait que perpétuer sa désolation sur les quatre coins du globe, au grand damne des hommes de labeur ; ceux dont on ne connait le nom, mais qui auront participé plus que n'importe qui d'autres à la production des générations futures, dans tous les sens du termes. Il est d'une importance capitale de se rappeler aujourd'hui que le Travail n'aura pas été accepté gentiment par les travailleurs, qu'il ne se sera pas vu posé dans un consentement collectif. Le Travail aura été imposé par le sang, le fusil, la violence, l'appauvrissement (qu'il soit financier ou humain) et la destruction. À la vue des revendications suffisantes des prolétaires d'aujourd'hui, cela ne peut que choquer.
Cette critique serait incomplète si celle de la démocratie, déjà bien connue, n'aurait pas été remise sur le tapis. La démocratie, loin d'être le modèle de régime permettant la prise de conscience de ses besoins afin de les représenter et les permettre politiquement, n'est que le régime accompli de la dictature de la marchandise. Accompli parce qu'insidieux, accompli car elle n'est que le spectre de la domination marchande ; celle qui ne dit pas son nom et qui donc, ne se reconnait directement comme telle. Quel meilleur moyen que de poser un modèle allant contre ton intérêt que de te faire croire que celui-ci participe à ton bien-être ? Mieux, quel meilleur moyen que de poser un tel régime en te faisant croire qu'il ne vient de rien d'autre que toi-même ? La démocratie - de marché, car c'est bien ce qu'elle est, aveugle les hommes et ne fait que confirmer cette intériorisation de la marchandise. Cette auto-discipline, venue tout droit des Lumières qui choisira en tant que sujet de dressage le pire de tous : l'homme lui-même. Tout est sujet à négociation dans la démocratie, mais ces négociations ne font que se greffer au postulat lui-même, jamais remis en cause : le Travail, la marchandise, bref, le Capital. Loin d'être une quelconque prise en main de l'homme par lui-même, la démocratie est une sorte de cercle vicieux, tourbillon dévastateur dans lequel l'homme s'aliène lui-même, jusqu'à entretenir cette aliénation. Elle n'est que la légitimation illégitime de la dictature de la marchandise.


Il va sans dire que la véritable lutte contre la dictature de la marchandise n'est nullement politique, ni a-politique ; elle est en réalité anti-politique. Sujet déjà abordé par Marx dans la Question Juive, l'on émancipe pas l'homme politiquement*, mais humainement*. L'homme émancipé, c'est l'homme émancipé de la politique ; la politique en tant que représentant du Capital. Ainsi la gauche, la gauche ouvrière, la soit disante gauche dans laquelle Marx s'est inscrit (et rien n'est plus faux, il va sans dire), bien loin de considérer le dépassement de la forme-argent et du système marchand, ne fait que s'enfermer dans sa logique et donc d'y subordonner ses revendications. La gauche, et la politique dite « réformiste » pris en général, se pliant d'abord aux postulats de la société marchande, a en réalité déjà perdue avant de commencer. C'est pour cette raison que, loin d'attirer les prolétaires comme aux débuts du mouvement ouvrier, cette gauche les fait fuir ; ces derniers préférants désormais s'emprisonner dans une posture néo-nationaliste qui, selon eux, devrait les sauver des ravages évidents de la bête sauvage du capitalisme, insatiable et impossible à canaliser. La gauche n'est plus là pour « vendre » (le terme est important) du rêve à ses électeurs, perdus, désorientés, qui continuent malgré tout de croire à la politique. Tragédie évidente car nous connaissons déjà le fin mot de l'histoire. L'homme, s'il continue à entrevoir son futur par le prisme de la politique, ne fera que continuer à creuser sa propre tombe.


Au moment fatidique, l'étau se sera resserré à tel point qu'il ne nous restera pas cent milles options. Il s'agira de dépasser la société marchande, ou de se faire écraser par elle.

Uldryn
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le 20 sept. 2016

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