Marelle
8.2
Marelle

livre de Julio Cortázar (1963)

Rayuela ou l’errance babélienne intranquille

Cette critique est en fait deux critiques. La première se lit comme se lisent les critiques d’habitude et finit au segment 10, là où trois jolies petites étoiles équivalent au mot Fin. Après quoi, le membre peut laisser tomber sans remords ce qui suit. La seconde critique se lit en suivant la lecture dans l’ordre indiqué en fin de segment. Ou alors dans le désordre.



I. De l’autre côté




  1. Avant d’entrer dans Rayuela, cette expérience littéraire unique, il faut oublier les contes et nouvelles de son auteur, il faut oublier beaucoup de choses à vrai dire, à commencer par comment lire un roman. Mais avant ça encore, il faut accepter la déroutante expérimentation : pourquoi l’auteur n’a-t-il tout simplement pas écrit son livre comme il recommande de le lire? Bien, mais quel ordre adopter? En tant que lecteur, vais-je vraiment ignorer 99 chapitres, soit 226 pages sur 590? Parce qu’en tant que lecteur, nous ne sommes pas programmés à lire de cette façon et Cortázar nous invite à nous déprogrammer, à nous abandonner dans son labyrinthe dont seuls les Argentins semblent avoir le secret. (-21)


  2. Loin de ses contes et nouvelles, Cortázar se fait érudit et essayiste, guérillero et antiromancier (contreromancier?). Un roman, c’est souvent une intrigue. Ici, il ne se passe pas grand-chose. Les personnages ne font pas grand-chose, mais qu’est-ce qu’ils en disent des choses. Des choses pompeuses, risquant de faire passer l’auteur pour un écrivain prétentieux, et surtout ennuyeux, parce qu’il nous ennuie et nous fait soupirer. Cortázar se moque-t-il du lecteur? Ou au contraire respecte-t-il son intelligence, en lui faisant confiance pour qu’il trouve le chemin entre les mots? Au final, peut-être que ce sont de ses personnages dont Cortázar rit le plus, et il nous invite à faire de même entre deux soupirs, à travers un certain apprentissage. On devient comme La Sybille, cette femme ignorante, objet de désir du personnage central Horacio Oliveira, qui a soif d’apprendre, même si elle ne comprend pas toujours. (-13)


  3. La relation physique avec l’objet-livre est une part du périple : aller et venir, ne pas savoir se situer, perdre pied, ignorer le progrès, lever les yeux aux pieds d’un gratte-ciel et ne pas en voir le sommet jusqu’à nous donner le vertige depuis la terre, nager dans un lac au milieu d’une brume masquant les rivages, sous un ciel plein d’étoiles comme seuls repères, tels les numéros de chapitres. Cortázar ajoute des jeux de miroirs dans ses fragments. L’infini prend le pas sur l’idée de fin et le désordre devient l’ordre. (-26)


  4. Rayuela, jeu de miroirs et des dualités : Paris/Buenos Aires — Roman/essai — Oliveira/Traveler — La Sybille/Talita — Morelli/Cortázar. À la croisée d’un chemin, choisir celui qui nous mènera au centre, entre nostalgie et espérance, inertie et quête. Parfois, il s’agit simplement de construire soi-même un pont, sans tenir compte des échecs récurrents. Horacio Oliveira, âme errante, cherche son kibboutz, poussant son caillou entre terre et ciel, les deux au même niveau du trottoir, se maintenant à flots contre vents et marées, contre la chute. Rayuela, roman surréaliste et existentialiste. (-24)


  5. À travers l’écrivain Morelli et ses morelliennes, le livre parle de lui-même, de sa volonté d’ordre et de désordre. La partie essai évoque ce que Rayuela tente d’accomplir au sein de la littérature. Cela donne une double impression : celle d’avoir droit à des commentaires comme sur un Blu-ray, ou de voir le livre se construire magiquement entre nos mains, de la théorie à la pratique fictive d’abord (quand les personnages découvrent le livre de Morelli) puis réelle (lecteur avec Rayuela entre les mains), chapitre après chapitre, brique après brique, érigeant cette tour de Babel labyrinthique, avec quelques hiéroglyphes pour éclairer l’audacieux visiteur, entre jeu et folie. Ne passons-nous pas d’un cirque à un asile psychiatrique dans la seconde partie ? (-22)




II. De ce côté-ci




  1. Cette conscience que l’on pourrait qualifier de méta (con)centre la littérature au cœur de l’œuvre : il n’y a qu’à voir ces citations d’Artaud, Musil, Lowry, Bataille, etc. comme si ces auteurs venaient s’insérer dans Rayuela pour l’agrandir encore et encore, comme une bibliothèque de Babel, un livre en amenant toujours un autre. Les citations côtoient des bribes d’Almanach, de coupures de presse et d’études, extraits de plaidoiries, de discours et de chansons… Fragments inutiles ou potentielles clés, comme nos existences d’individu/lecteur en regorgent. (-25)


  2. « L’explication est une erreur bien habillée. » dit Oliveira, pourtant, Rayuela est une armée de perches tendues pour analyse, une vraie fashion week d’erreurs possibles. Inutile de s’étendre, une tentative d’analyse serait un risque de passer à côté… Restons en survol ici et affirmons l’évidence : la prose de Cortázar est divine. En lisant ses nouvelles, je ne soupçonnais pas qu’il était capable d’une telle puissance stylistique, à tomber. Rayuela possède une force poétique renversante, rappelant celle de Lautréamont (d’ailleurs, Cortázar a lui-même traduit Lautréamont en espagnol, et le personnage de La Sybille est une Uruguayenne de Montevideo, lieu de naissance de Ducasse). Le spectre de Lautréamont semble planer sur la marelle. (-18)


  3. Cortázar s’amuse follement formellement, presque joycement pourrait-on dire, allant jusqu’à élaborer une langue créée par les amants (chapitre 68), et il y a le fameux chapitre 34 qui se lit une ligne sur deux, une lecture étant le livre lu par le personnage, l’autre ses pensées. Quant au motif de la marelle, il revient sous plusieurs formes, caractérisant tantôt l’enfance tantôt la folie. Un apprentissage ou une lutte de territoire. Ainsi, Oliveira se retrouve sans cesse tiraillé, jamais satisfait, sur un pont qui surplombe « des fleuves métaphysiques » où nage La Sybille, celle qu’il aime tout en se le niant. (-23)


  4. À l’instar de William Gaddis, Julio Cortázar ne nourrit pas un lecteur passif, mais mise bien sur son entière collaboration. Aussi, comme Morelli, cet écrivain fictif, double de l’auteur, Cortázar veut transgresser le livre, le mot, « parfois dans ce que le mot transmet ». Alors il y va avec ses armes secrètes pour tout exploser, mettre le désordre, un désordre qui deviendra ordre, avant qu’un autre homme de lettres y sème à son tour le chaos : « Morelli veut sauver quelque chose qui est en train de mourir mais pour le sauver il faut le tuer d’abord ou du moins lui faire subir une telle transfusion de sang que ce soit comme une résurrection. » (-16)


  5. Rayuela montre de quoi est capable la littérature en la niant pour mieux la glorifier. L’auteur comme ses personnages comme le lecteur y pousse son caillou, de la vie bohème de Paris à la chaleur gelée de Buenos Aires : des ponts, des fleuves métaphysiques, du jazz, et surtout du maté. On erre dans cette marelle à la recherche de quelque chose, d’un centre, d’un « kibboutz du désir », d’amour, tout cela au son des grands jazzmen ou des Amoureux du Havre, éternelle chanson de La Sybille. Quant à l’avenir, le lecteur, lui, sait qu’il devra replacer la pointe du saphir sur les sillons du disque pour découvrir si la musique sera la même ou non, si les notes résonneront de la même façon, et si lui, le lecteur-voyageur, raisonnera comme la première fois. (-20)



/ * / * / * /



III. De tous les côtés (fragments dont on peut se passer)




  1. « Ce que j’écris en ce moment, ce sera (si je le termine un jour) quelque chose comme un antiroman, une tentative de casser les moules où se pétrifie le genre. Je crois que le roman « psychologique » touche à sa fin, et que si nous devons continuer à écrire des choses qui vaillent la peine, il faudra changer de cap. Le surréalisme en sont temps a balisé quelques chemins, mais en est resté à un stade pittoresque. Il est certain que nous ne pouvons plus nous passer de psychologie, de personnages minutieusement explorés ; mais la technique de Michel Butor et des Nathalie Sarraute m’ennuie profondément. Ils se contentent d’une psychologie extérieure, même s’ils croient aller au plus profond. Le fond d’un homme, c’est ce qu’il fait de sa liberté. C’est par là qu’on arrive à l’action et à la vision, au héros et au mystique. Je ne veux pas dire que le roman doive poursuivre ce genre de personnages, car les seuls héros et mystiques intéressants sont les vivants et non ceux qu’invente un romancier. Ce que je crois, c’est que la réalité quotidienne dans laquelle nous pensons vivre n’est que la lisière d’une fabuleuse réalité à reconquérir, et que le roman, comme la poésie, l’amour et l’action, doivent essayer de pénétrer dans cette réalité-là. Toutefois, et voilà l’important : pour casser la coquille d’habitudes et de quotidien, les outils littéraires usuels ne servent plus. Pensez au langage qu’a dû employer Rimbaud pour se frayer le chemin de son aventure spirituelle. Pensez à certains vers des Chimères de Nerval. Pensez à certains chapitres de Ulysses. Comment écrire un roman alors qu’il faudrait d’abord dés-écrire, désapprendre, part « à neuf », de zéro, être un préadamite, pour ainsi dire? Mon problème, aujourd’hui, est un problème d’écriture, parce que les outils qui m’ont permis d’écrire mes contes ne me servent plus à rien pour réaliser ce que je voudrais faire avant de mourir. » (Cortázar, lettre du 27 juin 1959 à Jean Barnabé) (-2)


  2. Une chose est certaine, il faut saluer la prouesse de traduction de Laure Guille-Bataillon. Si Infinite Jest avait été en espagnol, elle aurait été la femme de la situation. (-4)


  3. Je repensais souvent à cette scène aquatique de L’Atalante en pensant à Horacio et La Sybille. (-3)


  4. « Ce qui donne, je crois, son efficacité à Rayuela, l’impact parfois terrible qu’elle a sur beaucoup de lecteurs, c’est autre chose : c’est ce qui vient du dessous, les épisodes irrationnels, les hissements à des dimensions où l’intelligence est comme un nageur sans eau. […] En réalité, sans ces sous-jacences, qui sont pour moi la seule chose qui compte vraiment dans le livre, j’aurais écrit un roman « intelligent » de plus.» (Cortázar, lettre du 7 janvier 1964 à Graciela de Sola) (-6)


  5. Cette semaine, le 26 août 2015, c’était le 101e anniversaire de Julio Cortázar: ¡feliz cumpleaños, señor Cortázar! (Accessoirement le jour où j’ai terminé de lire Rayuela). (-20)


  6. « Les mots, qui s'en soucie? Ce ne sont que des bruits appris par cœur, pour franchir la barrière des os dans la mémoire des acteurs. C'est dans cette tête qu'est la réalité. Dans ma tête. Je suis le projecteur dans le planétarium, avec tout ce petit univers fermé visible dans le cercle de cette scène qui jaillit de ma bouche, de mes yeux et, parfois, d'autres orifices également. » — Thomas Pynchon, Vente à la criée du lot 49, 1966 (-19)


  7. Rayuela, compagnon d’errance et de pèlerinage, de Montréal à Paris... Le commencement. (-5)


  8. Compagnon de pèlerinage étape 1 : 4, rue Martel, 10e arrondissement. (-8)


  9. Compagnon de pèlerinage étape 2 : Au cimetière Montparnasse. (-10)


  10. Le maté (en espagnol, mate) ou chimarrão est une infusion traditionnelle issue de la culture des Amérindiens Guaranis consommée en Argentine, au Chili, au Paraguay, en Uruguay, au Brésil méridional et en Bolivie (Amérique du Sud). (-15)


  11. « Un écrivain argentin a même déclaré que c'était une folie d'écrire des livres. Mieux vaut faire semblant que ces livres existent déjà. Il faut juste en offrir un résumé, un commentaire... Est-ce qu'un sourire idiot vient de l'idiot ou est-ce qu'il a été inventé pour l'idiot ou alors contre lui. Si l'idiot sourit c'est qu'il garde espoir... Il se souvient qu'autrefois dans le vide, l'acte le plus humble d'héroïsme ou d'amour n'était pas moins mystérieux que le supplice. Dans le vide, la moindre création devient miracle. » – Jean-Luc Godard, Soigne ta Droite, 1987 (-11)


  12. La Lectrice soumise, René Magritte, 1928 (-14)


  13. Rayuela fait partie de ces romans devant être domptés à l’instar des œuvres de Joyce ou Gaddis. Plus exigeant qu’un Perec, il se révèle vite aussi joueur. Cortázar brise le miroir que représente souvent un livre pour le lecteur, et ce lecteur verra dans chaque éclat, quelque chose de différent s’y réfléchir. (-9)


  14. Jouons à la marelle. Oui, jouons au jeu de la marelle. (-17)


  15. En élaborant cette critique basée sur le même concept que Rayuela, au-delà de vous donner une idée du concept, je tente d’appréhender le processus de l’autre côté du miroir, pour mieux comprendre le livre, et peut-être l’écrivain. (-7)


  16. « Le désordre triomphait et courait à travers la maison, les cheveux emmêlés et pendants, les yeux vitreux, les mains pleines de jeux de cartes incomplets, de messages sans en-tête et sans signature et, sur les tables, des assiettes de soupe refroidissaient, le sol était jonché de pantalons, de pommes pourries, de bandes tachées. Et tout cela soudain grandissait et c’était une musique atroce, plus atroce encore que le silence feutré des maisons bien cirées de ses irréprochables parents, et alors, au milieu d’une grande confusion où le passé était incapable de retrouver un bouton de chemise et où le présent se rasait avec des morceaux de verre faute de pouvoir retrouver un rasoir enterré dans un pot à fleurs, au milieu d’un temps qui s’ouvrait comme une girouette au premier vent venu, un homme respirait à perdre haleine, se sentait vivre jusqu’au délire dans cet acte même de contempler la confusion qui l’entourait et de se demander si tout cela avait un sens. Tout désordre se justifiait s’il cherchait à sortir de lui-même, par le chemin de la folie on pouvait peut-être atteindre une raison autre que celle dont l’absence est la folie. « Aller du désordre à l’ordre, pensa Oliveira. Oui, mais quel ordre peut bien être celui qui ne ressemble pas au plus néfaste, au plus terrible, au plus incurable des désordres? L’ordre des dieux s’appelle cyclone ou leucémie, l’ordre du poète s’appelle antimatière, espace dur, fleur de lèvres tremblantes, mamma mia, quelle snorbia j’ai, il faut que j’aille au lit tout de suite. » La Sybille pleurait, Guy avait disparu, Étienne discutait avec Perico, Gregorovius, Wong et Ronald regardaient un disque qui tournait lentement, trente-trois tours et demi par minute, ni un de plus ni un de moins, et dans ces tours-là, Oscar’s Blues, par Oscar lui-même au piano, un certain Oscar Peterson, un certain pianiste triste et gros, un type au piano et la pluie sur les vitres, de la littérature, quoi. » (-12)


Templar
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le 30 août 2015

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