Marelle
8.2
Marelle

livre de Julio Cortázar (1963)

Marelle se rapproche de ce que l’on pourrait appeler un roman interactif, c’est-à-dire qui ne respecte pas les schémas de linéarité habituels du genre et laisse la possibilité au lecteur de construire son œuvre propre avec les éléments mis à disposition par l’auteur.

Un curieux mode d’emploi détaille les deux principales possibilités de lire le livre. La première est linéaire, et comporte 56 chapitres. La seconde possibilité d’envisager le roman fait naviguer le lecteur entre les 131 chapitres du livre. On pourrait être tenté de dire que la première possibilité de lecture est incomplète, mais ce serait se fourvoyer puisque, Cortazar le précise lui-même : le lecteur, une fois les 56 chapitres terminés, pourra "laisser tomber sans remords ce qui suit."

Trois parties découpent le roman. La première est intitulée De l’autre côté, la seconde De ce côté-ci, et la troisième De tous les côtés. Cette dernière partie débute au chapitre 57, soit après la fin de la première possibilité de lecture proposée par l’auteur qui n’omet d’ailleurs pas de rappeler sous l’intitulé de cette partie qu’elle contient des « chapitres dont on peut se passer. »

Tout est donc mis en œuvre pour décourager le lecteur, ou plutôt l’encourager à choisir la facilité et ne lire qu’un tiers du livre puisque de l’aveu même de l’auteur le reste est inutile. Dès lors, à quoi bon ?

L’histoire est celle d’un argentin exilé à paris, Horacio Oliveira, et de son amour pour la Sibylle, une femme aussi inculte que mystérieuse. Horacio partage sa vie entre ses balades et ses disputes avec la Sibylle, et les longs débats philosophico-littéraires qu’il entretient avec ses amis du Club du Serpent, dont l’origine et les objectifs demeurent secrets. A peu près au milieu du récit, le héros retourne à Buenos Aires et retrouve ses anciennes connaissances, notamment Traveller, personnage auquel il s’identifie. Ces deux histoires forment les deux premières parties du livre.

La troisième est radicalement différente. C’est paradoxalement la plus importante, et pourtant celle dont Cortazar croit (ou veut faire croire) qu’elle est inutile au lecteur. Le lecteur y découvrira un auteur imaginaire, Morelli, auquel les personnages du roman vouent un véritable culte. De même que Traveller est le double de Horacio, Morelli est le double de Cortazar. Tous les deux ont le même objectif : déconstruire le roman. Entre essai philosophique, citations diverses, extraits d’articles et expérimentations littéraires, cette partie est la plus déroutante.

Le lecteur qui choisit la deuxième possibilité de lecture passera donc d’une partie à l’autre, et verra son récit décousu par l’intercalation de chapitres parfois instructifs, parfois confus, parfois intrigants, parfois inutiles.

Ainsi de ces quelques chapitres :

Le chapitre 59 n’est qu’une courte citation des Tristes Tropiques de Lévi-Strauss.
Le chapitre 69 est un article justifiant mathématiquement l’idée que l’enfer ne peut exister.
Le chapitre 133 présente dans un style à la Borges les travaux d’un certain Zéphyrin sur un état modèle.
Et entre ces chapitres, des chapitres traitant de la vision de la littérature de Morelli.
Tout le monde, je crois, connaît la marelle. Lorsque l’on tient entre les mains l’imposant roman de Cortazar, on se demande évidemment pourquoi l’auteur argentin a choisi d’utiliser comme titre le nom de ce jeu universellement connu et joué depuis l’Antiquité. Je crois détenir une solution. C’est la mienne : elle est donc impartiale, subjective, et sans doute fausse.

Rappelons-en les règles. Aussi simples soient-elles, vous les avez peut-être oubliées, ou avez vécu votre enfance dans une cave, telle la victime de Joseph Fritzl. Un schéma de neuf cases est tracé au sol, avec les inscriptions « Terre » en bas et « Ciel » en haut, comme je vous l’ai indiqué ici-même. A l’aide d’un caillou, le joueur passe d’une case à l’autre, à cloche-pied, jusqu’à atteindre le Ciel.

Là est le principe du livre : à l’aide d’un guide à chaque fin de chapitre (la pierre), le lecteur passe d’un chapitre (d’une case) à l’autre, souvent avec difficulté (à cloche-pied) tant ils varient de registre (roman, essai, articles de journaux, etc.).

Livre étrange, confus, drôle, écrit d’une plume désinvolte, Marelle est un mystère dont la solution réside probablement là, quelque part, sous nos yeux, perdue parmi tous ces chapitres imbriqués les uns dans les autres.
LeChiendeSinope
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le 29 sept. 2014

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