Il est temps, je crois, qu'au seuil de Chasse royale, je me retourne et honore la promesse de critique que j'ai faite.
J'ai beaucoup d'admiration pour Gagner la guerre. J'aime même son ventre mou qu'est l'exil en compagnie des elfes. Ce livre-ci n'est pas de la même eau, même si je pourrais énumérer les qualités communes des deux œuvres, comme le goût pour un lexique étendu. Alors que Benvenuto nous mène dans un récit bien formé qui cavale comme une fuite même quand il narre un repos, Bellovèse, revenu de tout, essaie plutôt de rassembler les éléments épars de sa vie pour en permettre le récit futur. Cette différence est fondamentale. Pendant ma lecture, je me donnais ce que pouvait bien faire là ces réflexions sur le temps et la mémoire, allant jusqu'au pastiche de Proust (les pavés inégaux plutôt que la madeleine), ou plutôt de Proust filtré par la "modernité" de l'après-guerre. Ces réflexions n'ont rien de honteux, elles tiennent tout à fait la route, mais, enfin, il me semblait qu'elles figuraient là comme les considérations sur la loi et le chaos dans Elric, comme des fioritures dont on peut bien se passer. Je me trompais.
Quand, vers les deux tiers du livre, je me suis rendu compte que j'en étais au quatrième récit enchâssé (le premier intervenant à la fin du premier chapitre); quand j'ai compris que cet égarement dans les strates temporelles du récit coïncidait avec une suite d'égarement dans la Forêt; quand, faisant le bilan des actions suspendues par ces décrochages temporels incessants, j'ai saisi que ces circonvolutions menaient probablement vers un éclatement, tout comme les actions de Benvenuto de retour à Ciudalia amassaient au-dessus de sa tête de plus en plus de némésis en puissance; alors, je me sentis joué, perdu, et reconnaissant. Je n'avais pas vu le labyrinthe se refermer sur moi, et j'exultais d'avance de savoir le minotaure proche. Cette fois, délices, j'avais raison.
Certes, Même pas mort a d'autres qualités. Les paysages ont une putain de gueule. Les Celtes y sont à la fois familiers et totalement exotiques; un peu cons aussi, j'oublie de préciser que le livre est souvent drôle. Les relations entre les personnages possèdent une beauté cruelle que j'espère ne pas voir se faner par la suite. Toutefois, ce livre, à mes yeux, brille de cet enchantement inattendu - car malgré mes efforts pour rester idiot quand je lis, lire me surprend rarement : m'avoir berné, m'avoir étonné, non par des idées, ou des personnages, ou des éclats d'écriture, mais par sa forme, sculptée intégralement pour dramatiser un geste (et il n'est pas indifférent que ce soit une décapitation); et ce n'est pas la moindre beauté de l'ouvrage que ce geste soit absent.

Surestimé
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le 19 juil. 2015

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