L'intime n'est pas forcément un objet littéraire

Août 1958. Annie Ernaux, fraîche émoulue d’une institution catholique obtient un poste de monitrice dans un camp de vacances à S., quelque part en Normandie. Premier séjour loin des parents, premiers pas vers l’autonomie, première expérience amoureuse qui se soldera par échec cuisant. Annie est une fille enthousiaste et bien naïve : elle tombe amoureuse d’un bellâtre à qui elle se donne dès les premières avances et qui la largue sitôt après, elle se vante de ses aventures et multiplie les expériences. C’est ainsi qu’ à force de candeur et d’imprudence elle finit bien vite par se faire une réputation catastrophique. Traitée de "putain sur les bords" par ses camarades, elle devient à leurs yeux un objet de risée et de mépris ; à l’exaltation des premiers jours succède la honte et la culpabilité que fait naître en elle le regard des autres.


Cette expérience traumatisante marquera l’adolescente de manière indélébile. Pendant deux ans, la jeune fille perd toute confiance en elle : elle devient boulimique et souffre d’aménorrhée. Elle qui veut dompter son corps pour ressembler à un idéal qui n’est pas elle échoue lamentablement. En outre, la jeune fille désormais entrée au lycée Jeanne d’Arc à Rouen éprouve un terrible complexe de classe - sur lequel Annie Ernaux s'étend d’ailleurs dans la plupart de ses romans : elle se sent une élève moyenne, stigmatisée à cause de ses origines sociales, elle a honte de ses parents, de "petites gens" qui tiennent à Yvetot une épicerie-café. C’est ainsi que renonçant à ses ambitions littéraires pour se conformer à l’idéal social qu’on attend d’une fille issue d’un milieu populaire, elle s’inscrit à l’école normale. Mais il est clair qu’elle n’a pas la vocation, n’éprouvant aucun attrait pour les enfants, et bien vite elle comprend qu’elle s’est fourvoyée. La voici donc, en octobre 60 qui s’inscrit à la fac de lettres. C’est la révélation : elle renoue avec la confiance en elle et le succès, son mal-être s'estompe. Après une douloureuse traversée du désert, Annie a trouvé sa voie : elle fera de brillantes études universitaires, elle sera agrégée et deviendra écrivain.


Il aura fallu plus d’un demi-siècle pour que l’auteur parvienne à mettre des mots sur ce gouffre, cette blessure sans fond, sur ces années cruciales et douloureuses qui ont fait d’elle la femme et l’écrivain qu’elle est devenue : elles expliquent ses faiblesses, ses obsessions, ses complexes, son désir de reconnaissance dans sa condition de femme, sa quête de respectabilité sociale. Je peux comprendre qu’il lui ait paru essentiel de se les remettre en mémoire et en même temps de se distancier de l’adolescente qu’elle fut il y a plus de cinquante ans, cette Annie D., "la fille de 58" dont elle parle ici à la troisième personne dans une intéressante perspective, un incessant va et vient entre passé et présent. Reste à savoir cependant quel bénéfice un lecteur peut tirer du récit d’une expérience aussi personnelle. Et là, pour moi, ce n’est pas gagné. Autant j’avais aimé L’Evénement pour ce qu’il dévoile de la condition féminine d’avant mai 68, autant cette histoire peine à susciter mon intérêt. Peut-être parce que les faits relatés me paraissent relever essentiellement de la sphère intime et secrète que tout un chacun renferme en lui-même et que j’ai l’impression qu’ils ne constituent pas pour autant un objet littéraire. Sans doute également parce que je n’éprouve pas de sympathie particulière pour ce que la narratrice dévoile d’elle-même, pour l’obsession qu’elle me semble avoir de sa propre personne, pour son incapacité à tourner la page d’une adolescence qui certes fut terne et plutôt étriquée, mais au fond bien moins terrible que ce qu’ont dû subir pas mal de jeunes qui s’en sont sortis sans s’apitoyer autant sur eux-mêmes. Bien plus, certains passages m’ont carrément dérangée. Non pas ceux qui ont trait aux pitoyables expériences amoureuses et sexuelles de ses 18 ans – pour lesquelles il me semble éprouver d’ailleurs plus d’indulgence que l’auteur elle-même. Non, ce qui me choque, c’est la mention dans le récit de personnes qu’elle a fréquentées durant ces années et qu’elle ne présente pas sous leur meilleur jour, sans bien sûr que celles-ci aient la capacité de se défendre. Il y a H., le tombeur de la colo qui trompe sa fiancée avec toutes celles qui veulent bien succomber à ses avances. Et puis R, la copine d’école normale, arrêtée un jour pour vol dans un magasin d’Oxford Street. Non contente de mentionner le rôle qu’elles ont pu jouer dans ses aventures de jeunesse, l’auteur nous fait part des recherches, notamment sur internet, qu’elle a effectuées à leur propos avec une telle quantité de détails qu’avec un peu de ténacité, on pourrait assez facilement identifier certaines d’entre elles. Le fait qu’elle ne mentionne que leurs initiales de change pas grand-chose à mes yeux à l’inélégance du procédé, qui me semble même parfois virer au règlement de comptes.


Finalement je m’interroge : après ce récit Annie Ernaux sera-t-elle enfin parvenue à boucler la boucle ? Vaincra-t-elle cette espèce de malédiction qui l’empêche d’écrire à propos d’autre chose qu’elle-même ? Ou bien découvrira-t-elle qu’elle n’a plus rien à écrire maintenant qu’elle a tout dit ? Même si pour moi ce livre fut une déception, j’attends avec intérêt que son prochain récit apporte une réponse à ma question.

No_Hell
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le 8 juin 2017

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No_Hell

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