J'étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris […] Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.



Une vie, il est vrai, aussi tumultueuse que cette mer un jour de septembre 1768 : cette mer que Chateaubriand fixe maintenant pour l'éternité, depuis son rocher de Grand Bé, cette mer qu'il a tant aimée.
François-René de Chateaubriand avait l'orgueil des grands hommes : enfant, il savait, dit-il, le latin mieux que ses maîtres ; il fut le précurseur d'une révolution dans les lettres ; il redora le blason du christianisme ; et il avait, ce que Napoléon vit avant tout le monde – d'après lui – l'étoffe d'un excellent homme d’État...



Il serait mieux d'être plus humble – confesse-t-il – plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement, je suis sujet à faillir ; je n'ai point la perfection évangélique...



Cet enfant, à qui la mère infligea la vie sur une côte d'Armorique, traversa tour à tour la Révolution, ce fleuve de sang ; l'Empire, au temps où il s'opposa au maître du monde ; la Restauration, à laquelle il se donna tout entier ; puis la monarchie de Juillet, lente agonie de la royauté qu'il dédaigna des hauteurs de l'exil...


Œuvre littéraire à la prose indépassable, ouvrage historique majeur, autobiographie pleine de larmes, de grandeur, de ruines et de larmes encore ! Il y a du Saint-Simon et du Rousseau : les coulisses de l'Histoire, des portraits délicieux, et un cœur timidement déposé sur le papier. Il y a du romantisme léché et, parfois, quelque chose de l'épopée antique, mêlés à de fastidieuses descriptions politiques, des lettres, des dépêches ennuyeuses, donnant un tout hétérogène mais inégal, qui nous transporte malgré nous.
Nous grandissons en découvrant les premiers élans de la muse – sa sylphide – en voyant la lune plonger dans la mer, depuis les rives de Bretagne, avec son cortège d'étoiles, puis nous traversons l'Atlantique pour le Nouveau-Monde, fuyant les flammes de la Révolution, pour admirer les immenses plaines encore sauvage, le désordre si sublime des chutes du Niagara, ou des Indiens danser au son d'un violon européen.
Tant de lieux piétinés ! De Londres à Naples, en passant par Rome, où il souhaitait, hélas, finir ses jours ; de Constantinople à Jérusalem, où, pèlerin dans le désert de Judée, il donna ses impressions :



Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr’ouverts, attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a osé rompre le silence depuis qu’il a entendu la voix de l’Éternel.



Une traversée de l'espace et du temps, passant en revue les célèbres personnages : Talleyrand, soutenu par Fouché, errant en spectre dans les Tuileries : le vice appuyé sur le bras du crime ; Benjamin Constant, farouche pourfendeur de Bonaparte, finalement rallié à lui ! Et trop d'autres pour les citer. Au centre de l’œuvre se trouve l'épopée de Napoléon, et pour paroxysme, sa chute : rarement la grandeur de la langue s'est alliée avec tant de perfection à la grandeur d'un événement : les Mémoires sont une sorte de montagne, et cela en est le point culminant, le pic où la glace ne fond pas. Bien que Napoléon inspirât de la haine à l'auteur – une haine teintée d'admiration – ce dernier ne put faire autrement que d'ajouter d'inoubliables lignes à sa légende, un peu d'or à son tombeau. Voici la mort de Bonaparte à Saint-Hélène : île devenue la prison géante d'un seul homme, autour de laquelle, en simples geôliers, les navires faisaient leur ronde :



Le 4, la tempête de l’agonie de Cromwell s’éleva : presque tous les arbres de Longwood furent déracinés. Enfin, le 5, à six heures moins onze minutes du soir, au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine. Les derniers mots saisis sur les lèvres du conquérant furent : « Tête… armée, ou tête d’armée. » Sa pensée errait encore au milieu des combats. Quand il ferma pour jamais les yeux, son épée, expirée avec lui, était couchée à sa gauche, un crucifix reposait sur sa poitrine : le symbole pacifique appliqué au cœur de Napoléon calma les palpitations de ce cœur, comme un rayon du ciel fait tomber la vague. […] Bonaparte n’est point mort sous les yeux de la France ; il s’est perdu dans les fastueux horizons des zones torrides. Il dort comme un ermite ou comme un paria dans un vallon, au bout d’un sentier désert. La grandeur du silence qui le presse égale l’immensité du bruit qui l’environna. Les nations sont absentes, leur foule s’est retirée ; l’oiseau des tropiques, attelé, dit Buffon, au char du soleil, se précipite de l’astre de la lumière ; où se repose-t-il aujourd’hui ? Il se repose sur des cendres dont le poids a fait pencher le globe.



La Terre semble avoir cessé de tourner : « de qui et de quoi peut-il être question, après un pareil homme ? » écrit l'auteur, considérant l'insignifiance des choses à venir. Il nous faut, avec lui, descendre la montagne par l'autre côté, par le versant sur lequel le soleil finit de briller : nous toucherons à l'apothéose de sa carrière politique sous la Restauration : un dernier rayon, avant de s'enfoncer dans les landes sombres et solitaires de la fin de la vie, allant de paire, comme deux destins entrelacés, avec la fin de la monarchie légitime :



Quel homme, sentant un peu son cœur battre, voudrait avaler le pouvoir dans ce calice de honte et de dégoût que Philippe a vidé d’un seul trait sans vomir ? La monarchie européenne aurait pu continuer sa vie, si l’on eût conservé en France la monarchie mère, fille d’un saint et d’un grand homme ; mais on en a dispersé les semences : rien n’en renaîtra.



Mais les pages les plus heureuses sont peut-être celles dans lesquelles il nous livre, avec un cœur battant, ses admirations, ses espérances, son inépuisable mélancolie, ou encore cet amour manqué, quelque part en Angleterre, dont le souvenir ne s'est jamais terni :



La tête appuyée sur ma main, je regardais les sites dédaignés ; quand leur impression pénible m’affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir : j’étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le rossignol.



Cet amour auquel il manqua la durée pour qu'il fût l’Éden avant la chute et l'Hosanna sans fin.
Tant de dispositions humaines écrites ! Une soixante-dizaine d'années remplies dans un siècle rempli, condensées en deux-mille pages ; et la mort, toujours laissant planer au-dessus des hommes le bout de sa faucille, y jouit de son omnipotence : car les Mémoires sont jalonnées de tombes, et certaines sont humides d'avoir été trop aimées.
Lisons la perte de sa mère, suivie de sa conversion :



Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le vœu de ma mère ; quand la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort m’ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur : j’ai pleuré et j’ai cru.



.


Une existence a passé, avec ses félicités et son lot d'épreuves. Ses plaintes n'ont cessé de maudire la vieillesse – ce naufrage – qu'il a traînée dans les solitudes de la Suisse, de la Germanie ; à Prague, pour y retrouver Charles X et sa famille, sans terre et sans royaume ; puis à Venise, pour s'épanouir, une dernière fois, sous le ciel d'Italie... Il finira dans un appartement parisien qui donne sur la flèche des Invalides : sur un peu de son passé... Et pareil à l'archiviste qui descend à la cave pêcher de vieux souvenirs, éclairé par une torche ; lui descend à la tombe, le crucifix à la main.

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le 14 juin 2020

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