J'aurais bien mis René Girard premier dans mon top10 si son but n'était pas de prouver le génie de Proust, Cervantès, Dostoïevski et de Stendhal au moyen de la théorie du désir mimétique. Le désir mimétique consiste à vouloir ce que l'autre, qu'on va appeler le médiateur, possède ou désire, i.e. l'objet du désir.


L'objectif du philosophe est moins de prouver le désir mimétique, ce qui serait bien trop léger, que de montrer l'efficacité d'une telle méthode pour comprendre les relations humaines, la société et l'histoire de l'occident, rien que ça.


La théorie ne devient intéressante qu'une fois qu'on comprend que le médiateur est en réalité l'objet du désir. Emma Bovary ne souhaiterait pas tant fréquenter les hautes sphères de la société ou épouser un prince charmant si ce n'était pour se rapprocher de ses modèles qui sont les héroïnes de roman à l'eau de rose. Dans ce triangle, on désire moins l'objet que le médiateur lui-même.


Le désir mimétique ne se fait pas sans violence, surtout si le médiateur est un de nos semblables. Dans la Recherche du temps perdu, Madame Verdurin est une riche bourgeoise autoritaire, possessive, cruelle envers les faibles et surtout jalouse des Guermantes, qu'elle déteste, car ils organisent des salons plus huppés que les siens. Le désir mimétique est clair entre les Guermantes et Madame Verdurin. La jalousie de cette dernière ne reflète qu'une haine envers soi, car le souhait implicite de cette chère dame n'est autre que d'être invitée chez les Guermantes. Sa dureté envers les plus faibles ? Probablement une manière de fuir son complexe d'infériorité. Madame Verdurin mène une vie malheureuse à cause de son idole qui lui fait tant souffrir, l'amour et la haine n'étant que le revers d'une même pièce dans ce cas de figure. L'amour-propre empêche de voir sans déformation le caractère triangulaire de son désir, car cela revient à reconnaître son infériorité.


Don Quichotte, contrairement à Emma Bovary, a compris que son désir d'être chevalier était mimétique, ce qui l'amène à abandonner son orgueil et comprendre qu'il ne sera jamais Amadis de Gaule. Mais ce que Don Quichotte perd en orgueil, il le reprend en liberté et en bonheur car s'il échoue à sa tâche de rétablir le monde de la chevalerie, en toute modestie, il ne se lamentera pas sur son impuissance.


Quid des personnages comme Roquentin ou l'étranger n'ayant aucun désirs mimétiques ? Ce n'est ni plus ni moins qu'un mensonge ou une idéalisation de soi. Sartre, en essayant de prouver la spontanéité de son désir, contre le désir triangulaire des bourgeois, ne fait que de convaincre les autres et lui-même qu'il est parfaitement autonome, donc supérieur. "L'exception s'oppose toujours à la norme comme le Bien s'oppose au Mal (...) Le héros échappe toujours à la malédiction que lance son créateur contre le reste des hommes. Il y a toujours quelqu'un qui tire son épingle du jeu romantique et ce quelqu'un est forcément MOI l'auteur avant d'être MOI le lecteur." (Page 305) Autant dire que l'oeuvre de Sartre n'est qu'une vaine entreprise d'autosatisfaction masquant le caractère humain de son désir.


Dans ce cas, peut-on échapper à ce désir infernal ? Mille fois oui, les romanciers de génie finissent par vaincre leurs démons en revenant des morts. Les romans de Stendhal, Cervantès, Flaubert, Proust et Dostoïevski aboutissent à une mort réelle ou symbolique. Dans La Prisononnière, Bergotte, un écrivain reconnu, meurt et se rend compte à quel point tout ce qu'il avait écrit ne valait rien. Un chef d'oeuvre se reconnaît à son authenticité et pour cela, l'auteur doit mourir symboliquement pour atteindre la vérité romanesque. Bergotte est un écrivain raté car il manquait tout simplement de recul. Dans un résumé que j'ai trouvé : "Ce n’est que sur le tard que le narrateur reconnaîtra de sérieux défauts à l’écrivain, lui reprochant par exemple d’être prêt à toutes les bassesses pour obtenir un fauteuil académique ".* Proust, a dû mourir symboliquement au moment du décès de sa mère pour reconnaître ses mensonges et pondre le plus grand chef d'oeuvre de tous les temps. Finalement le narrateur de la Recherche est Proust avant qu'il deviennent écrivain. Emma est une partie de Flaubert avant qu'il écrive Madame Bovary. Pareil entre Don Quichotte et Cervantès ou encore entre Julien Sorel et Stendhal. Finalement, le grand écrivain est l'être qui a su sortir de sa caverne et se débarrasser de ses chimères pour nous conter ce qu'il a vu.


PS : Un tel livre me pousse à admettre la supériorité de la littérature sur la philosophie. Les écrivains révèlent, les philosophes et les théoriciens explicitent.


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le 24 mai 2018

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