Bret Easton Ellis est un auteur surpuissant, et je crois que sur ça détracteurs et fans de toujours peuvent s'entendre. Ses écrits débordent d'une fin du monde terriblement angoissante, et je rejoins l'avis de Fréderic Beigbeder lorsqu'il décrit Ellis comme un chantre de l'apocalypse. Ses romans tracent en l'esprit des sillons complexes, souvent de manière bien soudaine, presque innocente. Pourtant, tous les coups sont permis chez Ellis, et surtout les honnêtes coups, ceux qui respirent la réalité. On ne ressort pas indemne, en général, de la lecture d'un Ellis.
Alors on accuse souvent l'auteur de n'avoir aucune originalité, puisqu'il se répète apparemment de manière inlassable. On l'accuse de ne parler que de drogue, de jeunes en perdition, de sexe, de fric, d'alcool, de ne faire qu''une description minutieuse et sans but d'une génération qui est morte avant d'être née. C'est là bien réducteur. Des romans comme « Glamorama » ou « Suite(s) Impériale(s) » relèvent par exemple d'une intrigue adroitement ficelée. Je n'ai pas lu « American Psycho » (honte à moi!) mais étrangement, je n'arrive pas à me motiver pour le faire. Peut-être pour plus tard. Son chef-d'oeuvre, « Lunar Park » est une autofiction, et est complètement à part dans l'oeuvre de l'auteur. On n'y trouve que peu de caractéristiques de son oeuvre, et c'est au final un livre qui marque durablement. A tout jamais, même, et qui est rentré dans mes dix livres préférés assez facilement.
Mais nous parlons ici de « Moins que Zéro », roman que l'on peut rapprocher de « Les Lois de l'Attraction » et du recueil de nouvelles « Zombies ». Et dans « Moins que zéro », on parle effectivement de perdition. Une perdition affreusement froide, retranscrite à la perfection dans le livre.
Clay rentre du New Hampshire à Los Angeles pour passer les vacances de Noël chez lui. Il y retrouvera ses amis, beaucoup d'inconnus, et sa famille, bien que je sois tenté de regrouper toutes ces personnes en « inconnus ». Car c'est là une des principales caractéristiques de « Moins que Zéro » : on cherche la vie. Il y a une telle déshumanisation du quotidien de ces jeunes gens riches et perpétuellement drogués : s'ils trainent ensembles, ce n'est même pas par amitié, mais parce qu'au fond des ténèbres, ils sont rassurés de ne pas chercher seuls un sens à toute l'absurdité de la vie. Chez Ellis, il n'y a aucune solution, aucune alternative, aucun échappatoire. La situation est bien trop gangrainée par un mal intérieur (on a du mal à se demander si la société a rendu ces jeunes comme cela, ou si c'est l'inverse...). C'est donc pourquoi Clay et ses compagnons de dérive boient, se droguent et regardent MTV shootés au Nembutal, c'est pourquoi ils ne s'endorment plus sans Valium. Il y a trop d'angoisse à contempler le mur dans lequel on va foncer.
C'est là une douloureuse vérité du roman, incarnée par le personnage de Julian. Je n'en dis pas plus, mais d'abord épileptique, il se fait insistant jusqu'à ce que l'on voit son terrible sort. Lui, a déjà foncé dans le mur. Il est déjà tombé dans l'abîme. Et Clay, en spectateur impuissant devant tant de malheur, de tristesse, s'enfonce plus encore dans la déshumanisation. Il devient une île, comme le veut la célèbre expression. Et ceci en se droguant toujours plus. La compagnie est superficielle, et est simulée par des actes sexuels sans passion.
Le roman se fracture cependant assez régulièrement, lorsque les voix quittent leur aspect atonique et lorsque les scènes prennent une ampleur qui n'est plus tolérée dans l'indifférence cocaïnée si caractéristique de Clay. Ce dernier ne manifeste aucun sentiment, et rares sont les moments où il réagit à quoi que ce soit. Pourtant, il y a ces fissures invisibles, que l'on repère beaucoup vis-à-vis du personnage de Blair, qui, je le crois sincèrement, a une importance gigantesque dans la stabilité de Clay. En témoignent de nombreux souvenirs que Clay partage avec elle, et cette incapacité à décider de ce qu'elle est. Ce manque qu'il ressent mais qu'il ne comprend pas lorsqu'elle part.Ses sentiments qu'il ne reconnaît plus. Alors on assiste à quelques scènes de remémoration, notamment l'époque où il vivait à Palm Desert, avec sa famille. Les sentiments ne sont plus inexistants, on croit les déceler, et l'espoir ne s'éteint jamais vraiment là-bas. On y découvre un Clay qui croyait encore en la vie, même si c'est peut-être un peu loin. Il était, disons, moins résolu à sombrer dans ce chaos insonore et codifié du quotidien à Los Angeles.
Les fractures se ressentent également (surtout) à la fin, quand pendant une trentaine de pages le roman monte en puissance. On assiste coup sur coup (Julian, le cadavre, l'enfant de douze ans) à des scènes honnêtement terribles, difficiles à la lecture, et on sent une réaction de Clay. Pendant que tout sombre dans l'abîme, il arrive encore à faire un pas pour reculer et se préserver. La plupart du temps, du moins. Et je crois que tout cela se manifeste plutôt bien à la fin du livre où il prend nettement moins de drogues et devient spectateur du désespoir silencieux de ses amis, plutôt que d'en chorégraphier le ballet comme pendant tout le livre. Allons même jusqu'à dire qu'il y une véritable libération finale, lors de sa dernière conversation avec Clay, puisqu'il parvient (enfin) à se confier, à s'exprimer, à expliquer pourquoi il ne veut « pas aimer ».
Alors ce livre est bien, comme le suggère la quatrième de couverture, un « état des lieux glacial de toute une génération ». Néanmoins, je crois qu'il serait une erreur de voir Clay comme un pantin, parfaitement identique à ses amis. Il me semble, avec Blair, en marge de la phase terminale qu'ont atteinte tous ses amis, et cette génération, globalement.
Il n'y a pas de trame narrative, pour ceux qui ne connaissent pas le livre. Il est constitué d'une chronologie parfois brisée de quelques souvenirs calmes, suivant Clay dans ces dizaines de bars, de restaurants, de boîtes de nuits, de cinémas. Suivant Clay qui lui-même ne suit rien mais fuit la réalité. Loin de chercher un sens à la vie, il fuit cette responsabilité, du moins jusqu'à ce qu'elle le rattrape et tente de le sortir de sa torpeur.
Alors oui, « Moins que zéro » ressemble énormément à « Zombies », puisque bien que ce dernier soit un recueil de nouvelles, le style est identique et le récit fort semblable. Mais c'est là la magie d'Ellis : son style minimaliste ne paraît jamais se répéter. Clay fait des dizaines de soirées sur 200 pages et pourtant, rien ne semble rébarbatif. Il y a toujours une expression, une phrase qui nous frappe au corps, nous fait doucement réfléchir. Je crois l'avoir déjà écrit dans une de mes critiques précédentes, mais je trouve qu'une certaine poésie viscérale finit par se dégager de l'écriture d'Ellis. Des phrases très simples deviennent des citations somptueuses à nos yeux, et je suis resté parfois longtemps à réfléchir à une situation, qui dans le sombre désespoir de la vie de Clay, m'apparaissait comme une lanterne, symbolique et belle.
« Moins que Zéro » est un livre condamné, maudit, comme l'affirme cette sempiternelle menace et sentence « Disparaître ici ». Cette question qui n'en est pas vraiment une, répétée une vingtaine de fois dans le livre, trouve sa réponse à la fin. Et le lecteur aussi. A sa plus grande tristesse.
Il n'y a pas de joie dans ce livre. Tout paraît condamné : passé et futur. Le présent fuit. On interprète tout cela comme on le veut. Mais qu'on ne critique jamais Ellis d'être inutile pour la littérature. Il y a dans ses écrits toutes les nuances de décadence du monde. Et des lanternes, donc.
Mais pour commencer, je ne saurais trop conseiller de commencer par « Les Lois de l'attraction », traitant du même thème dans le contexte de l'université de Camden, et que j'ai trouvé véritablement moins cruel, moins définitif...
Wazlib
8
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le 6 juil. 2013

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Wazlib

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