Dans sa page de Remerciements, Gabriel Tallent rend hommage aux spécialistes qu'il a consultés pour son roman (en botanique, en phénologie, en médecine, en armement également se doute-t-on) et assure que les erreurs qu'on relèvera dans son œuvre seront intégralement les siennes.


Il aurait pu ajouter "Bien malin qui les trouvera". Il n'est pas une page, qu'elle traite de balistique, de mauvaises herbes, de moisi de bords de fenêtre, de psychologie, de couteau, de vague déferlante sur la roche ou de survie dans la nature, qui ne sente pas l'étude approfondie, le soin maladif de l'exactitude.
C'est si écrasant de précision que cela peut parfois en devenir un écueil. Le tableau de certains coins de verdure outrepasse à certains moments la description des couleurs et des formes que le lecteur pourrait s'en faire, pour nous noyer de "flouve odorante" ou autre "manzanitas pygmées". Cet inventaire érudit n'évoquera plus grand chose au profane, mais marquera le style original d'un auteur obsédé par le nom de choses. Il nous perd dans un cadre précis, comme l'intérieur d'une arme démontée ou le fond d'un trou d'eau de mer grouillant de vie, et déploie tout un savoir patiemment amassé pour nous balader dans des territoires aux bornes précises. Tout doit être authentique et expliqué.


Authentique, sur la forme. Car il arrive que le fond manque, si ce n'est de vraisemblance, je dirais de nuance. A plusieurs reprises, l'auteur court après le morceau de bravoure et s'éloigne de la chronique sociale et psychologique qu'il a amorcée. Se perdre dans la forêt pour deux jeunes novices en randonnée implique la rencontre d'un cultivateur de marijuana portant le fusil, la pluie diluvienne et la nuit dehors avec leurs espoirs de survie aux plus bas.
Quand une vague emporte le jeune couple dans sa récolte de fruits de mer, l'incident se transforme en aventure pétaradante, traumatisme crânien et arrachement d'un corps sur la roche, plongée forcée dans une grotte, nouvelle lame impitoyable, enfin, les voici déposés sur un terrain stable, plus morts que vifs, ouf... Non, c'est pas fini. Ça se transforme en affolante robinsonnade sous la morsure du froid, piégés au large, la mort en embuscade, le visage crâmé à vif par le soleil.
Qu'on ne s'y trompe pas, c'est haletant et écrit de main de maître. Mais est-ce que ça ne fait pas un peu trop ?


Et cette quête effrénée de l'extraordinaire se ressent aussi dans le décor de cette maison. Tout y est exsangue, vermoulu, effondré, crade au possible, envahi par la végétation d'un terrain laissé à sa sauvagerie (où s'aventure même un puma !). On y tire joyeusement à l'arme à feu à l'intérieur, tous les jours. A se demander comment ça tient encore debout, et comment fonctionnent encore les arrivées d'eau ou la cuisinière.
Ce décorum de manoir hanté déglingué semble porter une pancarte "Attention père marginal timbré, dangereux et abusif !"
Et à propos des coups de feu, on ne parle pas d'une simple arme de poing planquée sous l'oreiller et de sa carabine perchée au-dessus de l'armoire. Non, là on croirait qu'il y a là-dedans un véritable arsenal de guerre. Je veux bien croire à la trop libre circulation de ces artefacts outre-Atlantique, mais on se demande quand même où et avec quel argent (qui manque dans ce foyer) on a amassé tous ces calibres et leurs innombrables munitions.


C'est un petit regret pour le personnage de Martin; voilà une figure de papier brillamment écrite, palpable, effrayante, logique. On peut ressentir sa violence à fleur de peau, ses coups répétés, ainsi que ses volte-face et ses excuses désolées. On finit, si ce n'est par l'excuser (faut pas charrier), par comprendre son malheur, son mal-être, ses efforts malgré tout. C'est sans doute une des plus habiles construction d'antagoniste réaliste qu'on a pu lire.
Pourtant, je me demandais souvent s'il n'aurait pas gagné en puissance et en effroi en n'étant pas si résolument hors-civilisation; en tentant de passer des costumes plus ordinaires et en paraissant plus banal et urbain, comme le paraissent souvent des ogres de son acabit. Plutôt qu'un redneck survivaliste débordant de burnes échappé de Délivrance, pourquoi pas un père plus passe-partout, à l'environnement plus équilibré. Un fou inattendu... Même s'il demeure inquiétant et fascinant à chaque apparition.


Mais je trouvais ce portrait plus crédible que celui des deux adolescents Jacob et Brett, et de leurs familles. D'une certaine manière, on sent que l'auteur a recherché là aussi le morceau de bravoure. Leurs dialogues sont si extravagants qu'ils sonnent faux. Ces deux branchés que rien n'effraie, blagueurs cools et hédonistes déjà trop matures, dont l'entourage est composé d'hippies-naturistes-bourgeois-savants-oenologues, ne semblent pas exister. Du moins, pas comme peuvent exister Turtle, sa prof qui sait tout mais n'ose pas agir, son Papy pragmatique et ancien soldat ou son père dévorant. Certes, il fallait bien des caractères d'exception pour intéresser la plus qu'exceptionnelle Turtle, mais ces deux-là... Je ne parvenais pas à les percevoir.


Je pourrais poursuivre sur les écueils par les leitmotiv (gobage d'oeuf, lancer de bière en cloche, "Tu n'es qu'une connasse, Turtle. Il faut que tu partes"...) si répétés qu'ils en deviennent parfois rébarbatifs.
Comme quoi, sous les fortes plumes, on pardonne tous les écueils. Car dire ceci ne doit pas faire oublier que My absolute darling est un roman incroyable. Dans sa radicalité, dans son point de vue accroché de toutes ses forces aux pensées écorchées de son héroïne torturée et solide, dans sa complexité, dans son ambiguïté, il est d'une puissance à faire pâlir bien d'autres pages des bibliothèques.
Il est aussi vaste que l'âme qu'il tente de sauver, aussi terrifiant que celui qui la broie, aussi impitoyable que la nature sauvage qui les entoure.

Oneiro
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le 28 déc. 2019

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