Le propos de l'auteur est répété suffisamment de fois pour être clair : selon Werner, la noblesse des royaumes français et germaniques (et, partant de là, toute l'organisation de ces états sous les "anciens régimes") provient directement de la noblesse romaine, et non d'une quelconque noblesse germanique médiévale, comme beaucoup semblent le penser.
Pour l'affirmer, il se base sur une explication de ce qu'était la nobilitas romaine, c'est-à-dire de hauts serviteurs de l'état à qui l'empereur confiait des rôles de pouvoir public dans telle ou telle partie de l'empire. La façon dont ils s'acquittaient de cette fonction pouvait (ou non) leur conférer une dignité qui se révélait héréditaire, chaque génération ayant la responsabilité de faire grandir cette "dignitas" familiale.

Pour étayer sa thèse, Werner a besoin de combattre deux idées reçues qui ont la vie dure.
Tout d'abord, il lui faut prouver qu'il n'y a pas de rupture entre l'Empire romain et les Royaumes francs.
En effet, l'idée de "la chute de Rome" en 476, dont auraient profité des hordes barbares attendant à la frontière de l'empire de pouvoir s'emparer de ses ruines encore fumantes pour fonder dans le sang et les larmes leurs propres royaumes, est une illusion.
En fait, en ce Ve siècle, les Francs sont déjà bien installé dans l'Empire romain. Ce ne sont plus des barbares. L'empereur a fait appel à des armées franques, souvent bien plus efficaces que les armées romaines, pour défendre les frontières de l'empire. Les chefs militaires francs étaient déjà implantés dans les hautes sphères de la hiérarchie romaine. Aussi, logiquement, leur royaume a repris la structure monarchique romaine.
La continuité ne fut d'ailleurs pas uniquement politique, elle fut aussi religieuse, culturelle, et même législative. Depuis que l'empire romain s'était christianisé, la place de la religion n'a pas beaucoup varié, et ce jusqu'à la disparition des anciens régimes. Les hauts dignitaires de l’Église font partie de la plus haute noblesse et servent le roi. Mais le roi est lui-même serviteur de Dieu, combattant de la foi. Les royaumes sont construits à l'image du royaume céleste et le roi est un intermédiaire entre ses sujets et Dieu. Cette structure remonte aux royaumes d'Orient.
L'unité culturelle, elle, est maintenue par l'emploi du latin, jusqu'au Xe siècle environ.

L'autre idée reçue à combattre, c'est l'image d’Épinal donnée au Moyen Age dans son ensemble (à commencer par cette dénomination de "Moyen Age", qu'il faudrait éliminer, si faire se peut). Werner fait incontestablement partie de ces historiens qui cherchent à donner une image plus juste de ce qu'a été cette période.
Ainsi, l'image d'un Moyen Age qui s'enfoncerait dans "l'anarchie féodale", les rois ne pouvant exercer leur pouvoir sur le royaume et les seigneurs faisant ce qu'ils veulent dans la plus complète impunité, Werner la combat avec force. Les nobles représentaient le roi, ils leur devaient leur position, leurs terres. Le système de délégation, qui donnaient aux nobles une partie du pouvoir du roi dans un territoire donné, permettait au contraire de renforcer la puissance du monarque, qui était représenté partout.
Werner combat aussi le fait que trop d'historiens restent enfermés dans une recherche nationale et ne possèdent, du coup, pas assez de recul pour avoir une vision d'ensemble sur le continent et son évolution.

Le problème principal de ce livre, c'est son organisation. Werner commence en réfutant les idées auxquelles il s'attaque. Ce faisant, il présente donc, en creux, la thèse de son livre. Et cette thèse se répétera tellement de fois qu'au bout de 50 pages, on a déjà envie de lui dire de passer à autre chose.
Werner choisit ensuite un ordre thématique : la succession du pouvoir politique entre Rome et les royaumes francs, puis la succession du pouvoir militaire, puis religieux, etc. Avec, à chaque fois, les mêmes mécanismes qui se mettent en action. Là aussi, le sentiment de répétition se fait très présent.
Mais cela ne doit pas masquer la formidable richesse du contenu, la précision des détails, l'incroyable travail de recherches qui a abouti à ce livre.
Il faut, certes, une certaine culture historique avant d'aborder le livre, mais c'est très stimulant.
SanFelice
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le 19 janv. 2015

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