Nostromo
8.1
Nostromo

livre de Joseph Conrad (1904)

Nostromo est un roman remarquable à plus d’un titre : acuité habituelle du regard de Conrad sur ses personnages, complexité et finesse parfaitement maîtrisées de leur interactions, souci évident du détail d’où découle un réalisme saisissant dans la peinture des enjeux politiques autour de Sulaco et, enfin, indéniable virtuosité stylistique... malgré le style très classique. Mais ce qui frappe le plus dans cette œuvre c'est le degré d’intrication des diverses strates du temps et les incessants allers-retours entre présent et passé. Ou, devrais-je dire, les incessants allers-retours entre les divers temps du passé. Car on sait en fait peu de chose de ce temps qui est celui de l’énonciation et dans l’incessant va-et-vient, il est difficile de cerner quel est le temps du récit. Après avoir naviguer entre des passés dont le degré d’ancienneté varie – donnant ainsi la sensation d’une longue mise en place – l’intrigue semble enfin se fixer, lorsque après cent cinquante pages, Sulaco se voit menacée par la révolte montériste. On semble alors saisir qu’elle se situe à l’échelle de la province de cette petite république et que les personnages ne serviront que de rouages à des événements les dépassant par leur portée historique (pour reprendre les propos du Capitaine Mitchell). Mais ces événements, par ailleurs évoqués dés l’entame du récit, seront expédiés lors de nouveaux brusques sauts dans le temps. D’abord la première phase concernant, l’encerclement de Sulaco, le sera dans une lettre de Decoud à sa sœur ; mais surtout la crise politique, les affrontements et la sauvegarde de l’intégrité de la province, cet enchaînement si longuement mis en place (et véritable pain béni pour un romancier) sera expédié en une dizaine de pages dans un récit dépassionné et bien postérieur à ces heures glorieuses, assumé qui plus est (et ça ne peut pas être anodin) par le raseur Mitchell. Enorme frustration pour celui qui avait anticipé un récit haletant de ces instants critiques.
A ce moment, on ne peut que se rendre à l’évidence : le nœud dramaturgique n’est pas le destin de Sulaco et de sa mine d’argent au sein de la révolution qui balaye le Costaguana. Cette révolution n’est presque qu’une toile de fond, ou plus précisément, un révélateur qui permet, par le biais du chaos engendré, de pénétrer au plus profond des psychologies des personnages touchés. On se rend compte, en raisonnant par analogie, que les va-et-vient entre les divers passés qui rythment le début du roman, nous plongeaient systématiquement dans des situations critiques, d’abord à l’échelle des personnages, et seulement ensuite à l’échelle de la cité. Et c’est parce que la clé n’est jamais ailleurs qu’au niveau humain que toute dramatique associée au contexte politique est systématiquement désamorcée (soit en se voyant brièvement résolue au sein d'un dialogue postérieur, soit parce que son dénouement avait été révélé antérieurement).


Quant à Nostromo, héros éponyme, très longtemps son ombre ne fait que planer au-dessus de Sulaco sans que l'on comprenne pourquoi il a donné son nom au livre. Le magnifique capataz de cargadores reste un mystère pour le lecteur, comme il l’est pour les habitants de la ville. Homme cumulant les succès et les exploits, c’est à ses échecs et à sa déchéance que s’attache Conrad. Autour de lui aussi, le temps se distord, devient aussi mouvant qu'élastique. De son incroyable chevauché à travers le Costaguana (qui fera basculer le sort de la province), on ne saura que peu de choses, quelques bribes dans la bouche de Mitchell ; en revanche, c’est en intégralité que l’on vit son échec à ramener la précieuse cargaison d’argent à bon port. Ces lingots d’argent auraient d’ailleurs pu donner leur titre au roman tant ils semblent être le centre de toutes les attentions et la cause de toutes les dérives. La mine qui vomit ce trésor vampirise Charles Gould et prive sa femme du bonheur conjugal ; les lingots précipitent directement la perte de Decoud et indirectement celle de Sotillo, avant enfin de sceller le sort de Nostromo. Ces deux derniers devenant totalement esclave du trésor, comme les deux légendaires gringos évoqués dans les premières pages. Mais comme les événements politiques du Costaguana, cet argent n’intéresse Conrad que dans la mesure où il révèle une partie de la psychologie de ces personnages.
Au final, on pourra conclure que sous des dehors de fresque quasi-historique et de récit d’aventure, Nostromo s’avère être un roman principalement psychologique, ou en tout cas dont l’action ne dépasse pas l’échelle humaine. Aucun des actes d’héroïsme brièvement mentionné ne fait l’objet d’un plus ample développement parce que Nostromo est un livre sur les faiblesses des hommes et non sur leurs mérites, une tentative de saisir leur vérité dans ce qu’ils cachent et ce qu’ils ne maîtrisent pas. En témoigne d’ailleurs le capataz lui-même, ce Nostromo dont la vanité est double puisqu’il est aussi vaniteux que vain.

SofianeShl
10
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le 3 déc. 2016

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