Kayo est un médecin légiste, esprit scientifique et indépendant, formé en Angleterre et qui s'ennuie dans le marécage économique d'un Ghana où le tissu des pouvoirs en place, locaux et néo coloniaux, ne laisse que bien peu d'espoir à une jeunesse pourtant brillante. Mais les prédateurs politiques ne dédaignent aucune forme de ressource, et les compétences de Kayo en sont une. Le voilà donc, un peu malgré lui, cherchant à établir les faits dans une enquête sur les terres de la tradition, dans cette zone floue où l'ancestrale magie, les obscurités du cœur et les brutalités du pouvoir s'allient contre lui.


Je suis en général assez réservé sur les traductions. Pour des raisons qui tiennent en partie aux conditions économiques de ce travail, et en partie à nos grands amis des services marketing, textes et titres sont tordus, appauvris, très souvent perdent la musique, et sont parfois carrément massacrés. Sur un texte en anglais du Ghana, un texte en langues où la langue est un personnage central, il y avait de quoi se faire de la bile... Et finalement, une lecture brève des deux premières pages vous en convaincra, on peut se réjouir : Sika Fakambi fait un travail d'orfèvre pour rendre les langues de Nii Ayikwei Parkes. Il n'est jusqu'au titre qui ne gagne à la traduction.


Et c'est vraiment important, parce que ce roman, tenu par son intrigue policière, vaut surtout par la langue, et plutôt par les langues. De l'ouverture à la conclusion, des voix s'élèvent et parlent. Tout repose sur notre faculté d'entendre en lisant la musique propre de chacune de ces voix, de chacune de ces langues. Et Parkes/Fakambi y réussissent brillamment. Ça chante, ça scande, ça prend des contenances, ça s'articule... de page en page, avec un naturel qui signe le grand talent, l'auteur (avec sa traductrice) déploie la polyphonie des langues ghanéennes pour conter son histoire.


On entendra trois grandes voix, trois langues majeures.
D'abord la voix de la tradition, la parole ancienne qui est aussi la voix des ancêtres. Dans son dire elle cherche à honorer et produire les bons signes. Elle est magique, médicale autant que sociale. Elle se dévoie dans la malveillance et dans la superstition. Ensuite, il y a la voix de la science, la parole d'une rationalité moderne qui construit des représentations qui cherchent à rendre compte des faits. Elle se perd dans l'erreur, mais aussi dans une certaine clôture qui tend à nier jusqu'à l'existence de son autre. Il y a enfin la voix du pouvoir, porteuse de la parole efficace, celle qui fait agir. A chaque instant elle joue avec ses ombres : le mensonge, la menace, le silence.


Le mélange des voix a une saveur puissante, envoûtante. Et là où le texte prend l'ampleur du réussite totale, c'est que chaque voix interprète aussi les autres, qu'il y a une politique de la science comme un mythe du pouvoir, une science des ancêtres, etc. Ces jeux de reflets, parfaitement bien saisis par l'auteur, interdisent de dégager une thèse simpliste. Bien sûr, la corruption qui gangrène le pays est dénoncée, mais je ne crois pas que ce soit le fond de l'affaire. S'il fallait dégager une morale à cette histoire, elle serait énigmatique sans doute, ambiguë. Mais clairement elle dirait qu'au commencement et à la fin de toutes choses, il y a les mots qui nouent des histoires. Et qu'il convient d'écouter ces histoires, surtout la nôtre, notre ritournelle personnelle, avec la plus grande attention.


« Je te raconte une histoire seulement. Sur cette terre ici, nous devons bien choisir quelle histoire nous allons raconter, parce que l'histoire là va nous changer. Ça va changer comment nous allons vivre après. »

lau_k
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le 21 mars 2016

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