Oblomov
8.2
Oblomov

livre de Ivan Gontcharov (1859)

Oblomovisme : un mot bien connu des russophiles, mais qui n'est pas encore entré officiellement dans la langue française ; en tout cas, on n'en trouve nulle trace dans notre bon vieux Larousse, contrairement au bovarisme (qui n'en est d'ailleurs pas si éloigné), à Rastignac ou à pantagruélique. Est-ce à dire que le phénomène qu'il désigne est si spécifiquement russe qu'il ne mérite pas son inclusion dans l'ouvrage de référence du vocabulaire francophone ? Je ne pense pas ; en fait, je pense même le contraire, mais avant de finir le roman d'Ivan Alexandrovitch Gontcharov dont il est issu, je n'étais pas le premier à me fourvoyer sur sa nature et sur celle d'un livre et de son personnage titulaire devenus célèbres mais demeurés peu lus en France.


En ce sens, le quatrième de couverture de l'édition du Livre de Poche que j'ai lue (et que je recommande, grâce à l'excellente traduction de Luba Jurgenson) a raison de comparer Oblomov à Don Quichotte : Ilia Illitch n'est certes pas aussi connu en nos contrées que le Gentilhomme de la Manche et ses moulins, mais lorsqu'il l'est, c'est surtout pour sa tendance à rester collé à son canapé toute la sainte journée. De fait, tel est ce que désigne généralement l'oblomovisme : un état de paresse, d'apathie et de somnolence permanente.


Un autre Illitch, Vladimir de son prénom, contribua grandement à "populariser" le terme tout en lui conférant une dimension politique : l'Oblomov est non seulement un flemmard congénital, mais c'est le symbole même du petit-bourgeois suceur du sang du peuple, un rentier irresponsable qui n'en fiche pas une et dilapide son argent durement gagné par le labeur de ses paysans.


Encore une idée préconçue et donc essentiellement fausse. Même son meilleur ami Stolz, à l'origine du néologisme, conçoit ce dernier de manière péjorative : "Ce n'est pas une vie !" tranche-t-il. Je serais tenté de donner à présent la parole à la défense, si l'accusé ne s'était pas fait une habitude de botter en touche : "quel est donc l'idéal de la vie pour toi, Andreï ? Qu'est-ce qui n'est pas oblomovisme ? Est-ce que tout le monde ne cherche pas ce dont je rêve ? [...] le but de toute votre agitation, des passions, des guerres, du commerce et de la politique, n'est-ce pas d'obtenir la paix, d'atteindre cet idéal du paradis perdu ?"


J'ai surligné "ce dont je rêve" car la réponse, le subconscient d'Ilia Illitch vient de l'apporter en pas moins de soixante pages, seul chapitre titré du roman et intitulé "Le Songe d'Oblomov" : une vie simple, campagnarde, dans une contrée idyllique où "le soleil brille fort et chaud, six mois par an, puis se retire lentement, comme à contrecœur, se retournant une ou deux fois encore pour contempler son lieu préféré et lui offrir même en automne, au milieu des intempéries, une journée chaude et limpide", où "le cours de la rivière est gai, joueur, enchanteur. Tantôt elle s'élargit en un grand étang, tantôt son filet s'écoule rapidement ou ralentit, pensif, roule tout doucement sur les galets, se ramifiant en ruisseaux agiles dont le murmure berce si doucement l'oreille d'un dormeur [...] Dans cette contrée, il n'y a ni ouragans ni dévastations [...] Telle était la contrée où Oblomov fut transporté en rêve."


Est-ce donc si typiquement russe que d'aspirer au repos de l'âme et à sa satiété permanente ? Certes pas, mais il est vrai que Gontcharov lui-même brouille les pistes en parsemant son pays enchanté d'éléments visuels indissociables de l'imaginaire russe (bouleaux, isbas, références aux légendes populaires) et en opposant ce qu'il perçoit comme la légèreté et l'insouciance russes au froid pragmatisme allemand, notamment au travers du personnage de Stolz, sang-mêlé et donc tiraillé par ces deux extrêmes.


Selon ce point de vue, la prose gontcharovienne s'inscrit assez fermement dans le courant slavophile et conservateur [W. Leatherbarrow, A History of Russian Thought, ch. 5] alors en vogue dans un pays ostracisé par la guerre de Crimée, sa conquête brutale du Caucase et plus généralement les a-priori sur "les Scythes", selon l'expression du poète Blok. Mais Gontcharov n'est certainement pas aussi chauvin que Dostoïevski lui-même a pu l'être sur ses vieux jours : il n'y a qu'à voir le personnage de Tarantiev, grotesque et germanophobe jusqu'à la démence, ou même celui du valet Zakhar, souffre-douleur autrement plus sympathique mais qui ne saurait guère constituer un éloge de la classe paysanne russe !


"En Russie, écrivait le critique Mikhaïl Gershensohn, le talent d'un écrivain ne se mesure qu'à l'aune de sa haine de l'intelligentsia", vision qui a en quelque sorte perduré au-delà des frontières de l'empire, du moins si l'on troque le mot intelligentsia pour nomenklatura : resté longtemps docile vis-à-vis du régime soviétique, Boris Pasternak bascula dans une autre dimension en Occident dès lors qu'il sortit de son mutisme avec Le Docteur Jivago ; idem pour Vassili Grossman et son Vie et Destin. Si aucun écrivain russe contemporain ne s'est encore imposé dans la France du XXIème siècle, c'est parce qu'aucun n'a encore critiqué Poutine de manière suffisamment véhémente à nos yeux pour en faire un outil de marketing (à quand une bande rouge proclamant "l'héritier de Soljenitsyne" ?). Tout ça pour dire qu'Oblomov, en dépit de son patriotisme champêtre, souffre donc de ne pas être assez politique et non de l'être trop, n'en déplaise à Lénine.


Mais en fait, si d'aucuns voient en lui un symbole de la bourgeoisie et/ou d'une indolence typiquement slave, dans un cas comme dans l'autre c'est parce que le roman a été caricaturé et réduit à ses deux-trois premières parties. Il faut dire que l'écriture de Gontcharov est à l'image de son héros : elle se prélasse et prend son temps. Plus d'un lecteur a pu être semé avant même qu'Ilia Illitch ne rencontre la belle Olga Sergueïevna, alors qu'il s'agit d'un tournant décisif d'Oblomov, qui le transforme inéluctablement en romance, dans le sens le plus noble du terme.


"Tu sais, Andreï, jamais dans ma vie n'a brûlé aucun feu, salutaire ni destructeur." C'était avant que l'ami Stolz ne joue les entremetteurs à son corps défendant ! Aucun duvet, aucune robe de chambre ne peut dès lors protéger Oblomov du virus de l'amour. Bien plus jeune que lui, Olga est à maints égards plus mature : "À l'école de la vie, elle avait suivi un cours intensif. Chaque heure d'expérience, même la plus insignifiante, à peine perceptible, chaque événement qui, tel un oiseau passerait inaperçu aux yeux d'un homme sont saisis [...] avec une rapidité inexplicable : la courbe; décrite au loin par ce vol, laisse dans sa mémoire une empreinte ineffaçable, sert de repère et de leçon. Là où un homme a besoin d'un poteau indicateur, elle se contente d'un bruissement de vent, d'un tremblement d'air à peine audible."


En elle il trouve fraîcheur, vivacité et courage. En lui elle voit de l'honnêteté, de la pureté même, denrées rares dans le Pétersbourg des Romanov, si souvent éviscéré par Gogol et Pouchkine.


Mais l'amour, royaume du spontané et de l'inattendu, fait peur aux âmes somnolentes. Rarement ses hauts et ses bas auront été disséqués avec autant d'acuité et de poésie que dans Oblomov. Voyageur de l'irréel, arpenteur de l'utopisme, Ilia Illitch est-il en fin de compte, comme le Corto Maltese d'Hugo Pratt, "amoureux de l'idée d'être amoureux" ? Le doute est permis. "Le cœur, quand il aime, a son intelligence propre" déclare Olga, reprenant Pascal (le philosophe, pas le caméléon). Le roman aurait pu s'appeler "Olga et Oblomov" tant la jeune femme fait forte impression, bel exemple de psychologie féminine saisi à la perfection par un auteur mâle.


Hélas, malgré toute sa résolution, Olga ne peut arracher son "fiancé" à sa peur du monde, tandis que son propre orgueil l'empêche bien malgré elle de le sortir de son mauvais pas financier. Les non-dits sont souvent de pires poisons que les mots les plus blessants... à moins que les germes mêmes de leur amour n'aient été pourries. Tel est le parti pris par Nikita Mikhalkov dans son excellente adaptation filmique de 1980, Quelques Jours de la Vie d'Oblomov, qui fait du caractère prémédité de leur rencontre le facteur principal de son échec. Mais selon moi, le mal est plus ancien encore.


"C'est peu à peu, à grand-peine, que l'homme se soumet à son destin ; alors, lentement et progressivement, l'organisme reprend ses fonctions, à moins que le malheur ne brise l'homme et qu'il ne se relève plus, selon l'intensité du chagrin et le caractère de l'homme." Destin, ou son pendant féminin Destinée : maître-mot de la littérature russe. Ilia Illitch Oblomov est-il son énième victime ? Est-ce son destin que de vivre séparé d'Olga et de trouver le réconfort dans les bras (et notamment les coudes, dont les vertus érotiques n'ont apparemment pas traversé les âges) d'une veuve travailleuse et dévouée, la gentille Agafia Matveïevna.


"Pour lui, Agafia Matveïevna, ses coudes toujours en mouvement, ses yeux qui se posaient sur tout, pleins de tendre attention, [...], sa connaissance de toutes les commodités domestiques et ménagères incarnaient l'idéal de ce repos infini comme l'océan, troublé par rien, dont l'image ineffaçable s'était gravée dans son âme dans l'enfance, sous le toit de son père." La passion juvénile d'Olga Sergueïevna, aussi mature et réfléchie soit-elle, peut-elle tenir la comparaison avec la force tranquille et rassurante d'Agafia, déjà mère de deux enfants ? La chaleur d'un foyer, aussi petit et étriqué soit-il, peut-elle vraiment être troquée contre le rêve incertain d'une datcha ?


Il n'est pas étonnant que Tolstoï ait vu en le roman d'Ivan Gontcharov une oeuvre de référence: Oblomov et Anna Karénine ont ont en commun l'éloge de l'amour conjugal, dans toute sa simplicité routinière, tout en jetant le même regard attendri mais désabusé sur la passion, encore qu'Ilia Illitch soit bien moins sensuel qu'Anna Arkadievna, mais aussi moins névrosé. Mais ce qui sépare véritablement les deux livres, c'est ce spectre qui traverse celui de Gontcharov. Tout dans Oblomov est excuse à décrire dans le détail l'univers physique et mental d'Ilia Illitch, celui d'Olga, celui de Stolz... sauf la figure maternelle. Elle se cache, ses apparitions sont fugaces, elle semble se dérober à la plume de l'auteur. Comme un fantôme.


"Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous sert sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances". Cette phrase, l'une des plus belles de la littérature française, est celle du slave Romain Gary, véritable anti-Oblomov qui pour l'amour de sa mère, dut tout faire, très vite - un feu de tous les instants, qui finit par le consumer. Gary : "brûle" en russe ; Stolz, "fier" en allemand ; tout est dans le patronyme, leur fardeau est contenu dans leur nom. Et Oblomov, alors ? La "cassure". Всё, comme disent les Russes : "c'est tout, tout est là."


L'oblomovisme, au bout du compte, est un deuil. C'est rêver de l'aube, sans chercher à concrétiser ce rêve. "Les souvenirs sont de la plus haute poésie quand ils évoquent un bonheur vivant, mais douleur poignante quand ils ravivent des plaies cicatrisées..."

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le 23 janv. 2020

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