Océan mer
7.8
Océan mer

livre de Alessandro Baricco (1993)

C'est une belle manière de se perdre, que de se perdre dans les bras l'un de l'autre.

Il y a des livres comme ça, on ne sait pas vraiment dire pourquoi, mais ils nous bouleversent, nous remuent l'âme et les pensées. Fascinée par tout ce qui touche à l'océan je n'ai pu qu'être happée par cette merveilleuse parenthèse littéraire/philosophique/poétique. Et comme un extrait vaut mieux que 10 000 mots...


"Immobile, sa lanterne éteinte à la main, Elisewin entendait son prénom lui arriver de loin, mêlé au vent et au vacarme de la mer. Dans l'obscurité, devant elle, elle voyait se croiser les lumières de plein de petites lanternes, chacune perdue dans son propre voyage au bord de la tempête. Il n'y avait, dans sa tête, ni inquiétude ni peur. Un lac de tranquillité, tout à coup, avait explosé dans son âme. Et le son était celui d'une voix qu'elle connaissait.
Elle se tourna et lentement revint sur ses pas. Il n'y avait plus de vent, plus de nuit, plus de mer pour elle. Elle marchait, et elle savait vers quoi. C'était ça l'important. Une sensation merveilleuse. Quand le destin finalement s'entrouvre, et devient chemin visible, trace indéniable, et direction certaine. Le temps interminable de l'approche. Ce moment où l'on accoste. On voudrait qu'il ne finisse jamais. Le geste de s'en remettre au destin. C'est une émotion, ça. Plus de dilemmes, plus de mensonges. Savoir où. Et y aller. Quel qu'il soit, ce destin.
Elle marchait - et c'était la plus belle chose qu'elle eût jamais faite.
Elle vit la pension Almayer se rapprocher. Ses lumières. Elle quitta la plage, arriva sur le seuil, entra et referma derrière elle cette porte par laquelle, avec les autres, elle n'aurait pas su dire combien de temps avant, elle était sortie en courant, sans savoir encore.
Silence.
Sur le plancher, un pas puis un autre pas. Petits grains de sable crissant sous les pieds. (...) Au centre de la pièce, debout, immobile, Adams, qui l'attend. Qui la regarde.
Un pas, puis un autre pas, jusqu'à être près de lui. Et lui dire :
- Tu ne me feras pas de mal, n'est-ce pas ?
Il ne lui fera pas de mal, n'est-ce pas ?
- Non.
Non.
Alors
Elisewin
prit
entre ses mains
le visage
de cet homme
et
elle l'embrassa.
Sur les terres de Carewall, cette histoire, les gens ne se lasseraient jamais de la raconter. S'ils la connaissaient. Ils ne s'en lasseraient pas. Chacun à sa manière, mais tous ils continueraient à raconter l'histoire de ces deux-là et de la nuit entière passée à se redonner vie l'un l'autre, avec les lèvres, avec les mains, une jeune fille qui n'a rien vu et un homme qui a vu trop de choses, l'un à l'intérieur de l'autre - le plus petit bout de peau est un voyage, une découverte, un retour - dans la bouche d'Adams pour sentir la saveur du monde, sur le sein d'Elisewin pour l'oublier - au creux de cette nuit bouleversée, tempête obscure, étincelles d'écume dans le noir, les vagues comme des échafaudages qui s'écroulent, le bruit, les rafales sonores, furieuses de sons et de vitesse, lancées sur la croupe de la mer, dans les nerfs du monde, océan mer, colosse ruisselant, bouleversé - soupirs, soupirs dans la gorge d'Elisewin - velours qui vole - soupirs à chaque nouveau pas dans ce monde qui franchit des montagnes jamais vues et des lacs aux formes impensables - sur le ventre d'Adams le poids tout blanc de cette jeune fille qui berce des musiques muettes - qui l'aurait jamais pensé, qu'en embrassant les yeux d'un homme on puisse voir aussi loin - qu'en caressant les jambes d'une jeune fille on puisse courir aussi vite et fuir - fuir loin de tout - voir au loin - tous deux venus des points les plus extrêmes de la vie, c'est ça qui est stupéfiant, et dire qu'ils ne se seraient jamais frôlés sauf en traversant l'univers de bout en bout, et qu'ils n'avaient même pas eu besoin de se chercher, c'est ça qui est incroyable, le plus difficile n'avait été que de se reconnaître, se reconnaître, l'espace d'un instant, le premier regard et déjà ils savaient, c'est ça qui est merveilleux - voilà ce que les gens continueraient à raconter, pour toujours, sur les terres de Carewall, afin que nul n'oublie qu'on n'est jamais assez loin pour ne pas se trouver, jamais - jamais assez loin - pour ne pas se trouver - ils l'étaient, ces deux-là, loin, plus loin l'un de l'autre que quiconque, et à présent - elle crie, la voix d'Elisewin, sous les flots d'histoires qui forcent son âme, et il pleure, Adams, en les sentant s'en aller de lui, ces histoires, enfin, finalement, finies - peut-être que le monde est une blessure et quelqu'un en ce moment la recoud, avec ces deux corps qui s'emmêlent - et ce n'est même pas l'amour, c'est ça qui est stupéfiant, ce sont les mains, la peau, les lèvres, l'étonnement, le sexe, la saveur - la tristesse, peut-être - même la tristesse - le désir - quand les gens le raconteront, ils ne diront pas le mot amour - ils diront des milliers de mots, ils tairont le mot amour - tout se tait, autour d'eux, quand Elisewin sent soudain son dos se briser, son âme blanchir, elle serre cet homme en elle, elle lui prend les mains et elle pense : je vais mourir. Elle sent son dos se briser et son âme blanchir, elle serre cet homme en elle, elle lui prend les mains, et tu vois, elle ne mourra pas.
- Écoute-moi, Elisewin...
- Non, ne dis rien...
- Écoute-moi.
- Non.
- Il va se passer quelque chose d'horrible ici et...
- Embrasse-moi... c'est l'aube, ils vont rentrer...
- Écoute-moi...
- Ne dis rien, je t'en prie.
- Elisewin...
Comment faut-il faire ? Comment lui diras-tu, à cette femme-là, ce que tu dois lui dire, avec ses mains sur toi et sa peau, sa peau, lui parler de mort, à elle, tu ne peux pas, une petite fille comme elle, comment le lui dire, ce qu'elle sait déjà et qu'il faudra bien pourtant qu'elle écoute, ces paroles, les unes après les autres, même si tu les sais déjà tu dois les écouter, tôt ou tard il faut que quelqu'un les dise et que toi tu les écoutes, qu'elle les écoute, cette petite fille qui dit
- Tu as des yeux que je ne t'ai jamais vus.
Et puis
- Si seulement tu voulais, tu pourrais être sauvé.
Comment le lui dire, à cette femme, que tu le voudrais bien, être sauvé, et plus encore la sauver, elle, avec toi, et ne plus faire que ça, la sauver, et te sauver toi aussi, la vie entière, mais ce n'est pas possible, chacun a son voyage et doit le faire, et dans les bras d'une femme les chemins qu'on finit par prendre sont biscornus, tu ne les comprends pas toi-même, et au moment où il faudrait tu ne peux pas les raconter, tu n'as pas les mots pour le faire, des mots qui sonnent bien, là, entre ces baisers, sur cette peau, des mots justes il n'y en a pas, tu as beau chercher dans tout ce que tu es et tout ce que tu as ressenti, tu ne les trouves pas, ils n'ont jamais la bonne musique, c'est la musique qui leur manque, là, entre ces baisers, et sur cette peau, c'est une histoire de musique. Alors tu parles, et tu dis quelque chose, mais c'est misérable.
- Elisewin, je ne peux plus jamais être sauvé.
Comment le lui dire, à cet homme-là, que c'est moi à présent qui voudrais lui apprendre quelque chose, et lui faire comprendre, entre ses caresses, que le destin n'est pas une chaîne mais un envol, et que si seulement il avait encore vraiment envie de vivre il pourrait voler, si seulement il avait vraiment envie de moi il pourrait avoir encore mille nuits comme celle-là au lieu de cette nuit unique, horrible, vers laquelle il va, simplement parce qu'elle l'attend, cette nuit horrible, et qu'elle l'appelle depuis des années. Comment lui dire, à un homme comme celui-là, que ça ne servira à rien de devenir un assassin, que tout ce sang ne servira à rien, et à rien cette souffrance, c'est juste une façon de courir à perdre haleine jusqu'à la fin, quand le temps et le monde sont là pour que rien ne finisse, ils nous attendent, ils nous appellent, si seulement nous savions les écouter, si seulement il pouvait, cet homme, vraiment, vraiment, m'écouter. Comment le lui dis-tu, à cet homme-là, qu'il est en train de te perdre ?
- Je vais partir.
- ...
- Je ne veux pas être là... je m'en vais.
- ...
- Je ne veux pas entendre ce hurlement, je veux être loin.
- ...
- Je ne veux pas l'entendre.
C'est la musique qui est difficile, voilà la vérité, c'est la musique qui est difficile à trouver, pour se dire les choses, quand on est si proches l'un de l'autre, la musique et les gestes, pour dissoudre le chagrin, quand il n'y a vraiment plus rien à faire, la juste musique, pour que ce soit une danse, un peu, et non pas un arrachement, de partir, de se laisser glisser loin de l'autre, vers la vie et loin de la vie, étrange pendule de l'âme, salvateur et assassin, si on savait danser cette chose-là, elle ferait moins mal, et c'est pourquoi les amants, tous, cherchent cette musique, à ce moment-là, à l'intérieur des mots, sur la poussière des gestes ; et ils savent que, s'ils en avaient le courage, seul le silence pourrait être cette musique, musique exacte, un vaste silence amoureux, clairière de l'adieu, lac fatigué qui s'écoule enfin dans la paume d'une petite mélodie, connue depuis toujours, à chanter à mi-voix
- Adieu, Elisewin.
Une mélodie de rien.
- Adieu, Thomas.
Elle glisse de sous le manteau et se lève, Elisewin. Avec son corps de petite fille, nu, et sur elle la tiédeur d'une nuit entière. Elle ramasse sa robe, s'approche des vitres. Le monde de dehors est toujours là. Tu peux faire n'importe quoi, tu es sûr que tu le retrouveras à sa place, toujours. C'est incroyable mais c'est comme ça.
Deux pieds nus, de petite fille. Ils montent l'escalier, entrent dans une chambre, se dirigent vers la fenêtre, s'arrêtent.
Les collines, elles se reposent. Comme si elles n'avaient pas la mer devant."
Heresy
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le 27 nov. 2012

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Heresy

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