En Belgique on n'a pas de pétrole, mais du théâtre, ça...!

Maeterlinck est le seul prix de Nobel de littérature dont puisse s'enorgueillir notre cher plat pays et il date de 1911, autant dire du moyen-âge... c'était un peu à la dernière époque connue de l'homme où être belge c'était cool, soit il y a très longtemps effectivement. Ici on parle souvent de ça comme de l'âge d'or des lettres belges. Pelléas et Mélisande est une des illustrations les plus exquisément outrées de pourquoi, à l'époque, venir de ce coté de Quiévrain ça pétait la classe.


D'abord ça a un coté nordique, ça sent le château flamand, le brume et les canaux, les mythes scandinaves et tout un tremblement de références gothiques qui en son temps faisaient fureur. Qu'on pense à Elskamp, Rodenbach et De Coster, Ghelderode même, tous ces gens-là se vautraient dans la flamanderie la plus décomplexée. Être belge ne suffisait pas, déjà qu'ils écrivaient français, pour se distinguer il fallait illustrer le bon vieux cliché que la Belgique c'est le meilleur du latinisme avec le moins pire du germanisme.


Ensuite y'a une langue qui réussit l'équilibre subtil entre le classicisme et le symbolisme. En Belgique nous le symbolisme, on aime bien, c'est un peu du surréalisme à la cool, juste ce qu'il faut d'hermétique mais qui fait quand même bien profond. Nous, on n'a jamais été vraiment trop pour l'avant-garde pure et dure... ici on aime bien le compromis, le consensus, tout ça, tout ça, on est des peintres, nous les belges, encore un héritage des flamands. Maeterlinck il écrit pas comme Mallarmé, hein, toutes ces phrases on peut les comprendre à la première lecture... c'est très beau, c'est mystique, ça sent le bon gros symbole, mais c'est pas non plus les bons gros délires de l'autre Stéphane, faut pas pousser!


Et puis, y'a le fait que c'est une pièce de théâtre! A l'époque, le théâtre était encore un peu connoté paillardises bourgeoises. A paris on ne parvenait pas encore vraiment à pardonner les compromissions des planches avec la comédie de boulevard napoléontroisième... quitte à devoir importer d'ailleurs le renouveau, que ce soit via Ibsen, Strindberg, Tchekhov ou les p'tits belges qui n'avaient pas les même scrupules. Que ce soit Maeterlinck ou Crommelinck, dont les oeuvres seront créés avec grands succès par Lugné-Poe, grand vizir du théâtre d'avant-garde, ou Ghelderode et Verhaeren, le théâtre est un petit peu devenu la niche de choix des auteurs de notre plat-pays, à tel titre qu'à ce jour encore il soit toujours considéré comme une sorte de spécialité locale. En ce qui concerne Pelléas en particulier, il deviendra une façon de hit stratosphérique, suscitant des tombereaux de louanges et un nombre impressionnant d'adaptations (le magnifique opéra de Debussy en tête mais aussi un poème symphonique de Schönberg et un de Sibelius...).


Pourtant, Pelléas et Mélisande est-elle juste un concours de circonstances bienheureuses? Un enfant d'une certaine mode pour le kitsch symboliste, comme les gravures de Muscha ou la peinture de Puvis de Chavannes? Non pas, loin s'en faut.


Le génie de Pelléas se trouve dans la gestion du temps. L'action piétine, ne va nulle-part, sinon droit dans un mur que seuls les protagonistes ne semblent pas voir. Ceux-ci sont aveugles à leur destin qui pourtant devrait leur crever les yeux. Pelléas, c'est la tragédie grecque dans un cadre de drame médiéval. Le temps n'avance pas parce qu'il n'est que le décor du fatum, la progression lente de l'irrémédiable, du déjà-accompli. Mais cela ne serait encore rien si Maeterlinck ne redoublait pas cette temporalité de l'inéluctable, du présent continu, de la durée subjective, phénoménologique, de l'avoir-été, celle de personnages qui sont obnubilés par le passé et l'ignorance de leur origine. Pour les protagonistes, le passé est une gigantesque mare d'eau croupissante, obscure et insondable. Ils sentent qu'elle sape l'édifice de leur vie mais sont néanmoins obnubilés par son omniprésence.


C'est pour cela que Pelléas est le drame de l'indécision, de la suspension, de l'incrédulité. Personne ne voit plus loin que le bout de son nez, absorbé dans de pensée de ce qui aurait pu être et ne sera pourtant jamais. La pièce est presque un commentaire sur le genre de la tragédie même qui n'est que piétinement, développement du même et variation sur l'évidence. La variation de Maeterlinck invoque, comme de juste, tout un imaginaire qui vient du cycle des Nibelungen et de Shakespeare, mais est, elle, anti-chrétienne: il n'y a pas de péripéties, il n'y a pas de rachat. Le monde est in fine englouti dans la nuit de son non-sens. Et cette fin aussi horrible qu'incompréhensible c'est en poète qu'il nous y mène.

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le 28 avr. 2015

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