Pensées
7.3
Pensées

livre de Blaise Pascal (1670)

Blaise Pascal...
Noter une telle oeuvre est compliqué car celle-ci infuse la mémoire et provoque le questionnement encore bien après la lecture. C'est une bien curieuse expérience que l'on vit à son contact, celle d'un texte en apparence sans propos et cependant immensément riche d'enseignement.
Des traits d'esprits féconds, aux riches bagages sémantiques et venant d'un homme qui a mené loin l'exercice de la pensée et gagne ainsi mon admiration.


Ce recueil tient une place à part dans l'histoire des idées. Rappelons l'évidence, il ne s'agit pas d'un traité structuré mais d'un recueil de fragments en vue d'écrire une apologie du christianisme ; ce sera le point de départ de mon argumentation.


En effet, le caractère rhapsodique de cette famille de fragments (je cherche désespérément un synonyme mais il me semble que ce mot est le plus approprié) d'esprit, celui d'une forte tête de son siècle, permet de percer la construction qu'est l'extérieur pour rentrer dans la tête de l'auteur et voir les ébauches de l'architecte.
Et chez Pascal, cette introduction derrière la façade est saisissante. Pensez-vous, si sa santé l'avait laissé achever son apologie, jamais nous n'aurions su à quel point la violence de ses convictions agitait ce petit bonhomme.


Peu de gens dans l'histoire des idées auront vécu aussi intimement, aussi profondément dans leur chair (on pourrait dire somatiquement) le caractère radical des découvertes qu'ils ont faites. On en connait 3 à vrai dire : Socrate, Pascal, Nietzsche. De vous à moi, à la trinité de la raison Socrate, Descartes, Kant, je préfère ce trio-ci, celui de la quête incorruptible de la vérité insoutenable, du port du fardeau jusqu'à la folie ou la mort. Autant de figures christiques qui s'élèvent en autorité au-dessus de la communauté des hommes - à mi-chemin entre leur incarnation et l'abstraction qu'ils ont tenté d'appréhender.


Sur quelle vérité Pascal a-t-il donc mis le doigt pour que son esprit (et son corps) ait été tourmenté au point de mourir prématurément et de laisser éclater au monde les dernières pensées qui agitaient son coeur?
Je crois que la réponse la plus juste nous est donnée par Chestov dans son essai : La nuit de Ghetsemani


Evidemment, Chestov le dit avec bien plus d'inspiration que ce dont je suis capable mais tentons de le résumer brièvement. (Vous pouvez passer si vous connaissez la bio de Pascal)


Pascal commence comme jeune mathématicien brillant. Faisant rapidement fortune, mettant sa science au service d'un esprit d'entreprise digne des héros modernes de la silicon valley (vous savez, ceux qui commencent dans leur garage...). On lui doit en particulier le lancement de ce qui est probablement le premier service de transports publics du monde à Paris. Il n'attend donc très vite plus rien de la vie ; il est mondain, joueur, et met rapidement ses talents au service de sa société de joueurs libertins. Il établit ainsi quelques résultats dans le domaine des probabilités et du dénombrement. Au même moment, il souffre. Il est pris d'angoisses, de vertige. Sa soeur qu'il aime beaucoup tombe gravement malade. Elle est guérie par ce qu'il juge être un miracle divin. Il se convertit alors complètement au christianisme qu'il embrasse. Il n'aura de cesse de travailler la parole de Dieu, qu'il est un des seuls à prendre au sérieux dans une époque où le message christique était largement compromis.



Vous même êtes corruptibles, il est meilleur d'obéir à Dieu qu'aux hommes.



Parmi les injonctions du Christ, la plus difficile à entendre, celle qui est intenable pour un humain est la suivante : Veillez avec moi, car vous ne savez ni le jour ni l'heure. Pascal à compris qu'il ne faut plus dormir mais veiller. Veiller au sens propre est impossible, mais le faire au sens figuré est inacceptable. Veiller, c'est à dire refuser de laisser capituler sa raison devant les questions auxquelles elle ne peut pas trouver de réponse. Tenter sans cesse, à ses propres périls, de se figurer l'incommensurable. Pour Pascal, il est vain d'abolir par décret la présence divine et par là même, s'assoupir. Il n'a pas écouté Socrate :



Si on veut garder intacte la raison, il faut ne pas la fatiguer avec des questions qui dépassent ses forces.



Les fragments en eux-mêmes contiennent deux projets : il y a ceux destinés à former l'apologétique chrétienne habituelle, avec justification par les miracles et la grâce, et les autres, des fulgurances sur lesquelles je vais revenir.
Parmi les premiers, il n'y a rien de très intéressant. Justifier l'existence de Dieu par l'existence des miracles, très difficile à attester et par une batterie d'arguments spéculatifs (Si le monde est là, c'est bien qu'il s'est passé quelque chose...) est maladroit et le texte produit n'est pas très intéressant. Le pari pascalien, malgré son succès, n'est pas convaincant pour peu qu'on l'examine de près.


En revanche, on lui doit un certain nombre d'intuitions prodigieuses : il est le premier à supposer l'existence d'un infiniment petit symétrique à l'infiniment grand qui est en cours d'investigation à cette époque. Il saisit très bien l'insignifiance de l'homme, coincé entre les deux infinis. Ses considérations sur force et justice, et relativité des lois restent tout à fait actuelles. Avant Rousseau, il interroge aussi le coeur. Non pas le coeur qui aurait ses raisons que la raison blablabla mais le coeur comme un lieu capable de raisonner, mais qui n'est pas la tête. Le coeur selon lui, c'est le véritable organe qui doit guider le chrétien. Quelque chose de difficile à définir entre l'intuition, la croyance et la raison. Toujours avant Rousseau, il se figure également ce qu'il appelle le Moi. Ce Moi qui fait obstacle à l'exercice de la raison, mais surtout celui de sortir du giron de la raison pour affronter les questions qui n'ont pas de réponse, celles-là même, qui conduisent à la folie. Il se distingue par là de la règle pélagienne qui a soumis toute la philosophie occidentale.



Quod ratioarguit non potest auctoritas vindicare



Bien que ce ne fut pas son projet initial, il s'est évidemment mis contre lui l'Eglise, compromise elle aussi jusqu'au cou dans la politique et la casuistique (qui n'était pas uniquement le fait des jésuites, contrairement à l'idée reçue) en rappelant la force de l'Evangile. Encore plus remarquable est que suite à cette opposition institutionnelle (mise à l'index des Provinciales, emprisonnement de Saint-Cyran, expulsion de la Sorbonne d'Arnauld), Pascal n'a pas cherché à se rebeller mais a accepté de se soumettre à l'ordre de son époque, pour ne pas être celui par qui le scandale arrive -nouvelle injonction évangélique- comme Socrate jadis. Il n'a pas non plus cédé à la tentation de rejoindre les calvinistes, ne partageant pas leurs ambitions politiques. Il fait partie de ces rares penseurs dont j'estime que la vie elle-même dit quelque chose, est une oeuvre de pensée .


Pour toutes ces raisons, et pas seulement parce que j'ai rencontré le bonhomme pendant ma scolarité, je tiens en haute estime ces Pensées et j'espère que ces quelques mots vous convaincront de faire de même.


Sources
Léon Chestov - La nuit de Gethsémani
DRD - La cité perverse (éléments de bio)
Cette conférence d'Henri Guillemin :
https://www.youtube.com/watch?v=HpUUwkbPp2U
https://www.youtube.com/watch?v=jfMKdjiZ6c4

Fabrizio_Salina
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le 20 avr. 2015

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Fabrizio_Salina

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