De la musique, femmes ! De la musique ! Je ne suis pas calme

Pauvres lecteurs d'aujourd'hui ! Vous êtes du vingt-et-unième siècle et vous cherchez peut-être à vous en consoler en acclamant tout haut les parangons de la modernité. Réduits dans votre cabinet, les lectures s'enchaînent pour vous, pauvres Faust, alors qu'au travers d'une baie vitrée vous sentez dehors le froid qui mouline à tout va de sa faux. Nulle chaleur ne s'offre au dehors à votre inspiration ; l'âtre qui vous réchauffe brûle dans le terne et docile éclat d'un confort douillet, et vous cherchez vainement son supplétif : un feu ardent, vif, irradiant, qui s'élancerait avec l'amplitude cosmique d'un pendule planétaire, des profondeurs jusqu'au ciel, tel celui d'Héraclite. C'est dans ce contexte que l'esprit se tend et qu'à sa marge son sauveur affleure, d'abord avec la discrétion d'un simple mot, puis franchement, comme s'il nous remplissait de sa seule présence. Nous accouchons alors d'un timide "romantisme, je te veux !" – mais cette naïveté cède bientôt place à l'entourloupe : voici que nous nous méprenons en parcourant quelques reliures de Vigny, Lamartine, Delavigne pour enfin – cent-mille fois exécrable celle-là – pleurer aux côtés de la conviviale Musette. Arrière ! Les flûtencul nous engluent le chalumeau de ces passions baveuses et pralinées qui n'ont jamais touché un fessier ! La flamme rêvée s'éteint sous l'effet de ces petites peines larmoyantes ! Il faut vite la nourrir d'un bois endurci, fendu dans les plus pures scieries de Silésie, poncé par une plume à la fois souple et acerbe. A bas toutes les niaiseries, les amours doivent avoir la saveur de l'irréel !
– Pour sûr nous gonflons dans ce four d'une colère purement formelle. Ainsi la chute du soufflé est le moment pour Mallarmé d'intervenir à point nommé ; souvenons-nous de ces aimables vers, amis et conseillers dans notre quête :

Le pied sur quelque guivre où notre amour tisonne,
Je pense plus longtemps peut-être éperdûment
A l’autre, au sein brûlé d’une antique amazone.

Je vous vois perdus d'amiration. – Quelle superbe dans le repli, quel aristocrate accompli !
– mais plus que cela, maintenant vous savez quelle héroïne invoquer. S'il ne vous l'a pas sussuré assez fort, si l'étincelle d'aucun tilt d'ampoule en vous ne fulgure, je vous le dis en mille : achetez du Kleist, Penthésilée traduction Gracq, c'est dire comme la garantie de ce commercial sous-titre : "du feu et des flammes". Car bientôt cette clameur sera vôtre : "il est retrouvé... - quoi ? Le romantisme ! celui qui sort du bois, et qui tisonne, effrénément, d'une baguette enchanteresse, le grand âtre incandescent de l'esprit !". Vous suivrez les écarts d'une passion ô combien autre et altière, d'un sein qui n'est pas le refuge timide et tendre des nobles sentiments, mais qui, calciné, brandit puis jette sans remords au coeur du foyer son carcinomesque têton. D'une consomption plus hâtive, il le fait luire d'une pureté invue, nous emporte vers les senteurs d'un apeiron marin baigné de soleil, vers des champs de bataille tout en vallons que dégringolent d'une traite les chars, appellés par ce vaste monde de la guerre joyeuse tout comme les doigts glissent sur des tissus libres d'empesé. Il vous prépare un sublime décoché, une antique chasse à courre, où les protagonistes ne sortent pas d'un château bariolés d'insignes, à l'affût d'un chétif renardeau, mais de replis qui ont toute la majesté des forêts infrayées, et où le prix de la curée, malgré sa maigre apparence, n'est jamais que l'univers entier et son devenir, pris dans l'éternel affrontement de puissances olympiennes et dionysiaques. Au-dessus serait le Soleil, si cette canine d'Amazone ne l'avait happé de force jusqu'à ses tapisseries garnies de roses. En conséquence d'extraordinaires mesures s'imposent: veillez à barrer l'âtre - ce pot héroïque déverse allégrement ses achilléennes scories partout où son histoire se narre – cuirassez-vous du plus dur métal – bien qu'il faille désormais affronter une chaleur infernale – et surtout attachez-vous, avec toute la préscience d'un Ulysse qui sent monter, non des flots, mais des flammes, les mélopées des mortelles sirènes. Ainsi vous serez parés pour la rencontre.

Hinc cessant ignes ut ducamus : halte là aux emphases propitiatoires, nous canalisons à froid notre énergie. Cette critique voudrait accomplir une oeuvre ambitieuse ; elle voudrait approcher au mieux d'une interprétation possible. Comme le disait Friedrich : un lecteur idéal, cela donne toujours un monstre de courage et de curiosité, et en outre quelque chose de souple, de rusé, de prudent, un aventurier et un explorateur-né. Voilà une maxime qu'un moraliste ne se serait jamais senti d'écrire ; car elle nous vient d'un homme qui s'est servi de son audace herméneutique pour établir une lecture profondément originale de l'essence du tragique. Ce n'est donc pas un hasard si, ce maître s'étant exprimé sur la pièce d'un ton non moins élogieux, j'emprunterai une grande part de mon analyse à sa philosophie de la tragédie. Aussi, il m'a paru plus judicieux de la mener dans ce sens.

Il faut tout d'abord insister sur le mérite dramaturgique de Kleist, qui a tout à voir avec son romantisme. Car nous avoir épargné toute psychologie gratuite de l'héroïne - comprenons toute peinture d'un caractère individuel élevé à la fausse universalité d'un type -, nous avoir ouvert dans le théâtre, à travers cette figure, un nouvel accès au conflit qui l'a régi dans ses premiers temps, et avec lui l'esthétique, voire la vie de civilisations entières, ce sont des acquis que l'on peut en effet qualifier de méritoires. Penthésilée porte loin l'étendard d'une résurgence de l'esprit tragique, elle porte presque à son terme ce qui fut une des visées historiques du romantisme allemand : renouer le dialogue avec les sources de la civilisation grecque, dans un moment singulier où art et philosophie étaient de nouveau intimement liés. Goethe et Schiller en furent indéniablement les figures tutélaires, mais en perçant les infranchissables massifs qui séparent l'art en plein air du Midi et, quelques centaines de lieues plus haut, les rêves profonds de l'atelier noyés dans l'horizon gris, ils se sont heurtés à des rocs plus compacts, menaçant d'éboulis leur courageux tunnel. En ce sens ils n'ont pas mieux réussi que ces idéalistes évoqués par Méphisto, eux qui creusaient de force sur les mêmes cimes, en prospecteurs des trésors cachés de la nature. Mais Kleist, lui, a bel et bien débouché, dans un recoin inattendu de la Grèce, loin de tout classicisme ; il perça à l'écart, et cela suffit peut-être pour l'écarter du mouvement avec tant de virulence. Non pas qu'on lui reproche sa mollesse, encore moins son académisme : plutôt son amour de la zizanie de chaque instant. Que son théâtre est anticonventionnel, c'est bien la moindre des choses qu'on puisse dire ; il est romantique, mais d'un romantisme poussé à tel point que le pivot s'excède lui-même dans sa folle danse. Il y a bien quelques brancards, quelques concessions faites à l'écriture ou à une adaptation sur scène possible, mais tout cela surnage dans une humeur épique, avec l'effet d'une dose de cheval sur des personnages partout prêts à ruer pour s'élancer parmi les grandes étendues ; et le fait est que, dans cette pièce, on court plutôt vite, avec ou sans destrier. "Non, non, je ne suis pas calme !" s'écrie Penthésilée, mais au vrai personne ne l'est. Redistribution d'énergie pour tout le monde ! Le coeur de cette oeuvre palpite, il voudrait repartir dans toutes ses artères ; s'il ne le fait pas, c'est que les cardiaques sont aussi garde-fous. Et pour cause : Kleist noie la scène d'éléments anti-dramatiques, il y amène une force qui toujours nous pousse à quitter la salle, à regarder ailleurs, comme ces personnages secondaires qui l'occupent en nombre dans les moments les plus éclatants, mais qui ne font plus l'action. Grâce à la teichoscopie, ancien procédé épique dont l'emploi frôle ici le luxuriant, ils reçoivent en pleine face – telles les saintes, toujours prisonnières de leur propre hébétude – des évènements déjà légendaires, exploits à jamais hors de leur portée, pas plus qu'en général à celle du théâtre, nous avouant par là, comme tout ce qui est trop fort ne peut être montré, que cette vive lumière de la geste doit être cherchée hors les murs, à plus forte raison pour les regards restés fidèles à la scène, dans l'éloignement d'une représentation de la représentation. Plus que les voir, il nous faut nous-mêmes croire et vivre la vision de ces terrains, de ces vallées qui refusent à jamais de s'aplatir pour un parterre de spectateurs endimanchés. Comme si la vérité devait freiner son char lunaire, cliner l'à-pic à notre niveau, qu'on se donne un peu le temps de l'adjuger et de gagner dans ce jet d'esprits la garantie de repartir sains et saufs. Pas question ! La vérité selon notre auteur, c'est pure épopée ; c'est Achille et Penthésilée, roulant au creux d'une colline après une haletante poursuite, avec force crissements de roues, obstruction de cailloux, gueulantes insoucieuses, mais de quel voisinage ? car ils sont indiscernables, si ce n'est comme "nuage de poussière, avec des éclairs d'armes et de cuirasses". Allons donc : "tout est fondu comme au feu de forge : cavales, cavalières, tout est mêlé". Mais le joyau a beau scintiller dans sa gangue paillettée, il reste inextricable : on reconnaît bien ici ce désespoir qui nous gagne, nous pousse au bord du suicide, quand renfermant pour la fois provisoirement ultime la Critique de la raison pure, Kant nous a mis face aux limites de la connaissance, sans nous ôter l'envie de les palper. Le clerc de Könisberg nous prive de l'absolu, de cette cerise substantielle de l'existence ; il nous dit, en bon bourgeois : "regarde, approche-toi jusqu'à l'ultime palier, si tu le veux, nomme cette chose noumène, nuage, comme bon te sembles – mais ne touche pas". Bienheureusement, jamais mise en garde ne fera office de coupe-faim, et la loi s'est vérifiée pour Kleist. L'absolu littéraire est atteignable, qu'il affirme, mais en déployant ses ambages dans une frénétique extase c'est les bombes qu'il sème, et le théâtre en récolte nécessairement une belle, la plus chargée d'entre elles.

Cet explosif a une teneur mesurée à celle de la situation. Il faut voir la menace que représente l'arrivée des Amazones pour ces Grecs presque vainqueurs, attendant la chute d'Ilion comme le couronnement inéluctable de leur destinée. Dans la légende, Penthésilée surgit immédiatement après les funérailles d'Hector. Sa mort avait marqué une courte respiration dans la trame de l'épopée ; Homère l'avait agrémentée de quelques réjouissances ludiques, avant de mener sa compagnie vers l'acalmie finale. En homme prudent, il avait senti le kairos, le moment opportun pour lâcher la lyre, pour clore ce monde dans l'état de grâce de ce qui a été, de ce qui est et de ce qui sera ; car disons-le : il n'y avait rien d'harmonieux dans cette fin, rien si ce n'est la hâte d'un malin présage face à une bourrasque imminente qui, venue d'Orient, brûlait déjà les couloirs de la citadelle, et que Quintus de Smyrne – l'auteur de la Suite d'Homère - n'arrangea pas moins hâtivement en précipitant la mort de la reine qui lui donnait sa force. Contre quoi, j'affirme que l'épisode de Penthésilée n'est pas un simple interlude : il est impossible de l'éluder telle une simple formalité narrative pour que le cycle épique se poursuive comme si de rien n'était. C'est un moment-clé où la civilisation homérique menace de s'effondrer toute entière, et où, si elle ne le fait pas, se préfigurent du moins les causes de sa chute future. Il arrive à l'apogée, dans cet intervalle que l'on hésite à interpréter comme le faîte ou l'amorce du déclin, quand l'ascension n'est plus accompagnée de ferveur, sans toutefois que les derniers obstacles avant la gloire suprême s'avèrent les moins rudes. Dès lors le combat change d'enjeu ; les fureurs se déchaînent toujours, mais on croirait qu'elles ne défendent plus leur camp ou quelque autre intérêt commun. Les Grecs ne sont plus à la bataille en hommes intègres, il n'y a plus d'espace de vie où chacun réalise et honore son destin et sa cause dans un engagement total ; car seule reste une guerre qui résout les tiraillements de chacun. Que la folle passion prenne le fer, et le héros n'est plus pleinement à ce qu'il fait. Voilà la tentation ultime qu'inspire cette chienne : à peine émerge-t-elle de ses forêts obscures que le Grec dont le regard s'élevait vers le lustre éternel d'Ilion subit une attraction terrible, comme si un lasso autour du cou le traînait sur le flanc de la colline, à la poursuite d'un but éphémère. Une scène fait culminer l'absurdité de cette situation, quand Achille s'entretient de nouveau avec Ulysse, après être sorti de son "cocon d'amour". On y voit quelque chose comme les coulisses de l'épopée : des héros débraillés qui ne se comprennent pas, qui répètent leurs mots sans poésie, en disant allégrement que non, cette guerre n'importe pas, qu'Hélène peut bien attendre vingt ans encore, car eux n'en ont vraiment rien à foutre, d'elle comme de la liberté. S'il leur reste une poésie, c'est une poésie moderne, faite d'images cyniques et décadentes, par exemple dans la bouche du Pélide ce "brochet tenant ses assises à la place du vieux Priam", ou le jeu avec "un hochet mieux peinturluré" que reproche Ulysse, ce sacrilège de voir la jeune fille - autrefois annoblie dans la pierre sous forme de korê votive - n'être plus qu'un objet de basse convoitise.
Cela dit, la chute ne menace pas uniquement le monde moral, elle concerne en général l'apollinisme de la civilisation grecque, dont il est une manifestation parmi d'autres. On peut s'en rendre compte à travers la corruption de l'idéal du héros, la plus haute incarnation d'une individuation maîtresse de la contingence. Une certaine ambiguité subsiste quant à sa cause, puisque il n'est pas décidé si le héros s'effondre sous l'effet d'une passion irrascible, survenue fortuitement, ou si l'évènement ne fait que pousser à leur extrêmité des tendances déjà existantes. Dans sa description de la colère d'Achille, Homère avait déjà senti l'importance de la seconde hypothèse. Et en effet, quoi de plus asocial qu'un héros quand son individualité fait dans l'ubris, quand, imbu de sa puissance et des honneurs qui lui sont dûs, il décide de suspendre le destin de son peuple pour l'accorder à la seule voix de son ire ? C'est là une preuve que ce type d'individu incarne une perfection trop poussée pour s'intégrer à une communauté, qu'il fait périr avec lui tout comme la mort d'Hector met fin au monde troyen. Porter un peuple sur les épaules implique de porter la conscience de pouvoir tout aussi bien agir en individualiste ; n'y manque alors que le motif. Achille et Penthésilée l'ont tous deux senti ; ils ont certes trahi leur peuple, mais l'écart le plus grave est imputable au premier. Dans son obsession personnelle, Penthésilée s'est en même temps battue pour quelque chose de plus haut et de plus antique peut-être : elle a tenté d'élever ses sujets à son rang, de leur redonner une noble trempe malgré leur "hâte de chiennes chaudes", d'où la nécessité de remettre en question toutes les institutions, attitudes et usages étrangers à l'essence d'un peuple issu en droite lignée de Mars. A l'inverse, Achille incarne bien plutôt la menace rémanente d'un égoïsme poignardant dans le dos les valeurs de sa civilisation. Il offre le pitoyable spectacle du plus grand des guerriers truquant lui-même le combat par deux fois dans le seul souci d'arriver à des fins personnelles et indignes ; il mobilise la ruse au détriment de la force pure, et pas même une ruse ulysséenne, ni stratégique, la sienne étant profondément mesquine. Indéniablement, le Pélide aux pieds-rapides se comporte dans cette pièce en véritable libertin, avec toute la fanfaronnerie et les bons sentiments que cela implique. Seul avec sa reine il minaude, devient niais par calcul ; il perd sa vertu guerrière si artificiellement que cela est remarqué : "est-ce toi vraiment ?" lui dira-t-elle. A l'inverse, sa rivale conserve cette haute idée du combat, cette logique purement martiale d'un entier respect dû aux forces en présence. Pour elle, la guerre est un engagement plénier de l'être, et toute réserve est une humiliation, voire le pire des outrages qu'on puisse faire à un adversaire dont les forces cherchent à conquérir l'univers ; cela revient à baffouer la guerre en tant qu'exaltation créatrice et destructrice. Ne nous méprenons pas : son sens profond n'est pas à chercher dans les dires de Penthésilée, car comme on dit, les personnages sont souvent plus superficiels dans leurs paroles que dans leurs actes. A la prendre au mot, on croirait que la cause de son désarroi est le manque d'égard amoureux pour la tendresse dont elle a fait preuve. Il me semble plus à propos de dire que c'est d'assister à un tel monnayage de son idéal combattant qui suscite en elle cette rage punitive, qu'il y a là une raison suffisante pour lâcher les chiens, pour châtier ce héros qui se joue de la sincérité naturelle comme de son pouvoir créateur, ce héros qui tue l'idéal grec. A cette tâche, les circonstances ont convenu de réunir dans une même personne le barbare et le bourreau, comme si à son contact le sang du civilisé s'y était diffusé avant de lui être réinjecté fort de sa purge. Du moins cette mission lui incombe : en réalité, elle lui apporte le complément, le grain de folie qui outrepasse le calcul, surgi au galop pour contrebalancer les nuisances de la réfléxivité masculine. C'est qu'il faut à ce héros décadent une héroïne effrénée, dotée d'un tempérament assez brusque pour remuer une circulation languissant dans la conscience de sa propre décrépitude. On reconnaîtra donc en Penthésilée une figure ambivalente, puisqu'elle nous est apparue certes comme la force dionysiaque qui toujours repousse les bondes parodiques de la sérénité apollinienne, mais aussi comme celle qui tente d'éradiquer les comportements hostiles à cette lutte esthétique - tel le recul stratège - par le charme d'abord, puis violemment quand nul espoir de guérison ne subsiste. Poussons un peu plus loin le nietzchéisme, et nous pourrions même en faire la prophétesse de nouvelles valeurs, la briseuse des anciennes tables : car ne dit-elle pas "celle qui implorerait ma pitié pour elle le paierait cher" ?

Toutefois cette ambivalence s'accroît à mesure que l'on creuse davantage le personnage. Penthésilée fraye son passage dans la foule comme elle danserait seule sur un champ de bataille. Les aspirations de son peuple sont pure "fringale de mâle", alors qu'elle traque l'absolu ; ce qui caractérise sa volonté, c'est de vouloir en plus, et de vouloir par choix. En interdisant cette hypertrophie de la volonté, la religion des Amazones refoule par une apparente rigueur sa fonction bassement reproductrice. Elle s'est déjà fourvoyée dans des valeurs faibles : on trouve derrière ses lois la même passivité, la même pitié qui se satisfait de ce qui est là, de ce qui tombe, là seulement pour mettre en garde, et mettre aux mains les menottes du hasard, tandis que la reine tient fermement ses rênes, prête s'il le faut à atteler un cent-millième chien. Sa maxime ? "Je serais vraiment folle si je n'allais pas jusqu'au bout du possible". Singulière conception du possible qui nous mène bien au-delà des rassurantes limites. Car il n'est pas ici le cadre fixe qui englobe la vie, qui accompagne ce qui naît et ce qui périt à chacune de leurs promenades : c'est quelque chose qui réclame d'être embrassé, puis dépassé, comme l'arc demande à être tendu pour percer l'outre purulente du monde et récolter de son liquide toute l'ivresse. Mais où est-elle donc, cette ivresse ? Où est la folie ? Ici l'ivresse est toujours ivresse des possibles : seul l'esprit de sérieux est fou de sobriété. De là, est faux tout ce qui est sobre, et il faut le renverser : "Loin de moi, plumes maudites qui ne m'avez pas servie ! - pas plus que mes flèches ou mon visage. Maudite la main qui m'a parée pour la bataille, et maudite la bouche menteuse qui m'a dit "c'est pour la victoire !". Comme elles m'entouraient avec leur miroirs, les fausses femmes ! - à droite – à gauche. Comme elles s'extasiaient de la forme divine de mes membres dans le bronze ! La peste de vos pratiques d'enfer". Il lui revient d'avoir découvert sous les rites les institutions apolliniennes : ceux-ci donnent à l'impulsivité son masque de beauté, la rendent admirable comme dans un rêve, ne faisant que la domestiquer ; la force est détournée de sa fin, décollée du sol, pour mieux la faire marcher dans la brume des belles images. Ces fausses femmes veulent qu'une vue d’une droiture introublée se jette au loin, attachant au flanc la blessure d’un regard affirmatif et pur. Penthésilée les taxe, à raison, de pâles épigones ; car la vraie Amazone est chienne hurlante, c'est celle qui renverse les accessoires du culte, bien qu'à sa manière – en lustrant les boucliers d'un rutilant crachat de blasphème – elle rende encore hommage à ces longues scènes de l'Iliade où, pour notre émerveillement, Homère montre le héros revêtir tour à tour tout l'attirail, le beau casque ciselé, les "fines jambières", puis les sept couches de sa côte d'airain. Là, dans sa croisade contre cette admiration béate des armements immaculés, elle exhibe, au grand jour, en terre consacrée de la beauté homérique, sa part la plus dionysiaque. En résulte, comme le remarque Méroé, son attirance pour les travaux titanesques, et l'envie de pousser plus loin, d'aller jusqu'à détruire la grande individualité par le fer. Et le feu prend, il s'étend, il grandit, vers des objets toujours plus impalpables, des babioles aux hommes puis aux astres, brûlants jusqu'à l'acmé de sa folie, où c'est le Tout qu'elle semble vouloir aspirer, telle la nature en devenir résorbe en elle tous ses phénomènes après une courte statio vitae ; mais dans le même temps elle fait le rêve d'un cocon de roses, abri salvateur où le héros se montre - toute force et desseins adoucis - dans une pureté picturale, comme si un désir de reste la renvoyait à quelque faiblesse plus essentielle, plus féminine aussi, à conserver, malgré ses élans, malgré la permanente démonstration du plus haut sentiment de sa mission, le tranchant pour lui-même. Ces instincts croisés embrassent suffisamment la duplicité qu'elle colporte, mais qui pourrait clore la liste du menu ? Sur le plus beau mets, certains prophétisent, conjecturent ; mais ne doutez pas de cette pièce, lecteurs : nulle pâtisserie n'y tourne à plus de neuf étages d'Enfer, car c'est de Dionysos lui-même qu'il s'agit, de sa résurrection, de sa cuisson, ardente comme des suprêmes de phénix servis sur leurs cendres. Aux dernières nouvelles, un savant archéologue aurait exhumé le toast du banquet ; le voici, en exclusivité : "Invente pour moi une ivresse plus délirante et plus folle – un péan pour une fête plus divine que l'Olympe". Repos des cornes d'abondance ! Ce "moi" tient un bachique double-langage, c'est le moi du lyrisme, altier mais instable, émergeant puis s'écroulant, comme le pic enneigé repose sur des profondeurs mouvantes, comme l'éclat le plus fulgurant de la conscience avant l'extinction, pour réclamer d'un cri aigu la pure joie du tragique, mais aussi le tragique d'une joie pure, si forte qu'elle en déchire même ses cieux. De la musique, femmes ! De la musique ! Voilà son fin mot. C'est pourquoi, je le redis, se demander ce qu'elle veut est une question qui n'a pas de sens. Il est impossible de le résumer à quelque chose de matériel : à travers la mélodie, on voit bien qu'elle l'excède toujours, qu'elle embrasse un monde, total et différent, où tout ce qu'elle absorbe ou rejette se mesure en termes de gain ou de perte de l'énergie vitale. Vouloir quelque chose de déterminé serait satisfaire à l'idée selon laquelle on ne désire qu'en vue du bonheur. Mais Penthésilée n'a que faire du bonheur ; et plus encore, elle n'a que faire de toutes les fins faciles que l'on impose à l'action. La stratégie, la tactique vitale dont chacun use en vue d'un supposé "souverain bien", conforts, béatitudes, révolutions, signifie pour elle une humanité vile, non pas des hommes, mais des "ombres bienheureuses", voire pire, des "saintes ombres". Son intransigeance en fait par excellence l'héroïne d'un absolu, qu'elle montre non seulement pour elle, mais aussi aux peuples, désormais avertis que leur destinée est moins d'accomplir leur félicité personnelle que de se dévouer à un sommet de la Vie en général.
Mais la duplicité de Penthésilée n'est pas toute entière le fruit de son intériorité : on en retrouve des traces à travers l'évolution des Amazones. Je crois qu'en ce sens, elles ont un grand rôle à jouer. Plaçons-nous du point de vue externe d'un observateur des dynamiques, et nous apercevrons dans cette pièce la même nuée qui va et vient comme le flux et le reflux d'une marée galopante, jaillie d'une nécessité brûlante dont l'épicentre est le temple de Diane. En ce lieu bat un coeur, disséminant ses globules afin qu'ils lui ramènent son vital oxygène, cherchant bouche-à-bouche guerrier dans poumons de guerrières. Et Penthésilée est le plus zélé de ses serviteurs, tellement zélé que, comme tous les mystiques, elle passe pour impie. La plus amazone des Amazones est le globule parfait, celui qui l'incarne autant qu'il s'écarte, qui soutient les cadences de pâmoison, drainant l'énergie de toujours plus loin, de tout l'univers, jusqu'à ce que le temple implose et éparpille tous ses mystères. C'est une grande pompe de l'Amour qui ramène l'Orbe dans son tapis de fleurs parce qu'elle "n'a qu'un désir, celui de l'attirer sur son coeur". Quand les autres s'affairent pour mieux rentrer, reste la reine, toujours à questionner : "Oui notre moisson est faite – oui, elle est liée en gerbes, elle s'amoncelle dans nos granges, et nos granges escaladent le ciel – à quoi bon, s'il est là qui plane au-dessus, le nuage qui porte la foudre ?" où il faut entendre, par-delà Achille, son père Chronide, et donc la vérité qui perce au-dessus du monde de la survie augmentée. Quelle trouble-fête que celle qui nous dit, somme toute, que le but est de faire la guerre, non pour la guerre, ni pour un menu fretin, mais pour gagner le héros, pour empocher le méritant comme le mérite ! Quand les Amazones jouent quitte, Penthésilée veut double, et dans ce cas, Apollon et Dionysos diffèrent par l'ampleur de leur volonté de destruction. Chez les premières, il ne s'agit pas tant de "guerre des sexes" que de la mission de Phébus : puiser dans la force héroïque l'objet d'un culte et la perpétuation de la vie. C'est pourquoi la tradition amazone s'assimile symboliquement à la règle de l'art : tirer du dionysiaque l'image qui justifie l'existence, en profitant d'un moment unique où les deux antagonismes mortifères s'affaiblissent jusqu'à permettre qu'on les unisse. Les roses en rendent encore mieux compte : alliant la beauté au piquant, elles incarnent la synthèse réussie dans une copulation cérémoniale des deux instincts. On comprend donc que ces Amazones s'effarouchent des irruptions trop brutales de Dionysos-leur-reine : c'est que, tout emplies qu'elles sont des peurs religieuses grecques, il leur semble être jetées en pâture aux Erinyes. Elles ont cessé d'être des barbares intégrales pour croire en une destinée scellée dans leurs lois divines comme prélude à leur bonheur : fait visible ne serait-ce qu'en considérant la ferveur de leurs vierges, toutes excitées à l'idée de partir au combat, et de ramener dans leur tapis de roses l'amant promis. Ainsi comptent-elles sur une Penthésilée apolinienne qui les conforte dans cette voie, mais aussi parce que leur décadence ne leur est pas inconnue : "ton front sera notre clé de voûte, et tu l'offriras aux foudres des dieux" échappe l'une d'entre elles, certes, en contexte, pour calmer sa reine en délire, mais formulant tout de même le besoin qui est au centre de la complexion de ce peuple – voire de sa condition –, de la même fatalité qui s'exprime dans cette emblématique devise "des roses pour le front de nos héros abattus, ou des branches de cyprès pour les nôtres" ; car comment ne pas remarquer ce qu'il y a de grec là-dedans ? Cette nécessité vitale de construire des colonnes sur le chaos, d'embellir en purifiant ce qu'il y a de plus destructeur dans la force, sous peine d'y sombrer tout aussitôt. Avec toutefois cette différence que, chez les Grecs, elle prenait valeur de vocation ; chez les Amazones, on soupçonne plutôt qu'elle la leur dissimule. Si on veut la connaître, il suffit d'écouter Penthésilée : il s'agit de s'élever jusqu'à Mars, de se fondre en son essence, et même la dépasser, pour arriver au digne moment où "le Dieu révèle par la voix de la Grande Prêtresse un peuple chaste et farouche en lequel il s'incarnera pour nous".
Sous la pression de tout un peuple, l'antagonisme qui la travaillait déjà ne peut donc que s'aggraver, jusqu'à ce que son emprise la force à y opposer, en quelque sorte, une pression contraire. Ici la métaphore de la circulation sanguine se file, puisque nous voyons qu'il existe entre la reine et son peuple un véritable flux, l'un de sang vif, l'autre de sang pauvre, que chaque partie se renvoie, comme un cycle du refouloir et du défouloir. A terme, Penthésilée n'arrive à préserver sa pureté qu'au prix d'un dédoublement de personnalité ; ce qu'elle fait en se servant de sa soeur, Prothoé, comme réceptacle de tous les désirs contraires, qu'ils proviennent d'elle ou de son peuple. Le transvasement des deux substances de l'agon s'opère au fur et à mesure de la pièce, et à sa fin, Prothoé a hérité de la mesure, quand Penthésilée devient capable de pousser à l'extrême son Dionysos débridé. Grâce à leur "séparation accomplie", la pièce connaît alors un dénouement, prenant place à l'instant symbolique où l'art lui-même n'est plus que le spectateur de sa propre désagrégation.
Dans l'évolution de cette lutte entre, d'une part, la chienne bachique, et d'autre part, la pieuse amazone, s'est affirmée une nécessité vitale qui sous de nombreux aspects amorce la dialectique d'une reconstruction. Mais maintenant que l'Amazone nous est plus familière, on remarquera que dans le réseau d'oppositions qu'elle traverse, un de ces aspects ressort plus particulièrement. Il polarise toute sa vie intérieure et semble lui offrir, outre un minimum de stabilité, l'échappatoire tant souhaité. C'est là que réside la fonction d'Achille, et la complexité de son rapport à Penthésilée, comme déplacement où l'opposition du dionysiaque et de l'apollinien passe sous le prisme d'Eros et d'Agapé.

Je fais ici une lecture plus évidente de la pièce. Le problème qui la conduit s'impose d'emblée : à interpréter Penthésilée comme un Dionysos réincarné, il est impossible de comprendre pourquoi son regard s'arrête autant sur Achille, alors qu'à en croire un observateur distant de l'épisode où, traquant son favori, elle parcourt la plaine à toute vitesse, il est plutôt censé se dissoudre lui-même en tant que regard, pour enfin ne plus porter sur rien qui le définisse en "acte de voir" : comme "les roues du char sont deux disques pleins, le regard s'y brise", et la reine devait donner l'image (ou plutôt l'absence d'image) de cette vie totale, parfaitement circulaire, embrassable par aucune intelligence, sinon par celle qui est d'abord passée dans la praxis. Bien sûr, on peut dire qu'à travers Achille, c'est l'étendue transcendante de son but qui lui est rendue visible – et en effet, il y a bien un mouvement ascendant menant du Pélide, fils d'un dieu, au condensé des puissances qu'il incarne ; mais il faut aussi voir que le phénomène pour lui-même l'intéresse, que sa présence marque un coup d'arrêt, comme un bref laps favorable à une résurgence du refoulé. L'étonnement inhabituel qui la frappe – d'aucuns diront banalement "de l'amour" – nous met au jour des pans obscurs de sa personnalité, où l'idéal a tout à voir avec l'étroit conditionnement de la féminité biologique. Cela dit, il y a d'abord un Achille symbole, sujet d'une quête aussi précieuse que les "cheveux de flamme du Soleil", d'une quête désignée, au sens propre, comme une quête de "l'Unique", c'est-à-dire, certes, de l'homme sans pareil, mais aussi de l'élu des dieux, à la faveur d'une éclatante lumière ; et on ne peut pas dire qu'elle est la moins intéressée par son but : en témoigne ce passage au sommet de la Vision, fluide comme l'Être :

"- Grands dieux !
- Qu'y a-t-il ? Que voyez-vous ?
- Sainte Prêtresse ! Venez-voir.
- Mais qu'y a-t-il Vite !
Si vous voyiez ! Les nuages sont déchirés. Il s'est fait comme une grêle de lumière. Le soleil vient de s'abattre sur le front du Pélide, d'un seul coup.
- Qui ? Dites-vous.
- Lui ! Lui ! Qui donc, sinon Lui ! Il couronne la colline, comme une statue de clarté. Lui et son cheval, l'acier les fait nager dans la lumière. Le saphir, la chrysoprase n'ont pas tant d'étincellement ! La terre tout autour, roulée dans le suaire de l'orage, n'est plus que le tain du miroir qui renvoie la splendeur aveuglante de l'Unique – de Lui !"

Pas d'eschatologie ici. Penthésilée assiste à une transfiguration sans apocalypse, elle touche un ciel qui s'en retourne vers la terre. Elle voit tout s'immoler à ce qu'il doit être, mais connait ce mot de Novalis : toute cendre est pollen : le ciel est le calice. Achille lui est but et moyen : elle y trouve l'aboutissement d'une passion qui, même poussée à son paroxysme, ne perd jamais de vue qu'outre la quête individuelle, il s'agit de régénérer le monde réel dans un monde d'esprits. La crainte ne lui est pas matière à jurer sur les dieux, car elle sait qu'eux-mêmes veulent des dieux. En tant que femme, et plus, en tant qu'Amazone, elle se doit de trouver, dans sa génération, le germe de la génération infinie, laquelle résoudra, sinon comme un rideau tombe sur la scène, le drame du monde par force fracas. Qu'est-ce dire sinon que l'union charnelle prend chez elle la tournure de l'universel, devient tout simplement principiel, pure manifestation d'Eros trouvant le complément parfait ? Mais cela rend le sien très particulier, car il diffère tout à fait de celui d'une courtisane ou de tant de femmes quotidiennes ; elle porte en elle l'Eros conquérant, dont les rites, coutumiers de son peuple, ont besoin d'hommes hors-normes pour satisfaire leur hauteur d'exigence. Dans sa "logique", l'important n'est pas de faire un beau couple, mais de réunir de vigoureux amants pour perpétuer ce grand principe. Les choix de vie amazones, les mentalités, les cultes, tout s'accorde vers le point d'orgue où l'Eros vit, apex saillant, hélicoïde de poussière, abrupte ex-pression de la vie, mais qui par-là même doit retomber tout aussitôt, sous peine de s'avilir avec la durée. La tradition de la fête des Mères, où les Grecs fraîchement alpagués se retrouvent tout aussi rapidement séparés de leur aimée, consacre ce fait qu'idéalement la rencontre doit avoir lieu "l'un vers l'autre ! l'un contre l'autre – dans une écume de torrent – dans un entrechoquement d'étoiles !" avant que les astres ne continuent chacun leur course. Et c'est pourquoi Penthésilée s'avère si dure avec Achille, pourquoi elle fait passer la victoire par le fer avant la possession, bien que tout soit déjà acquis au fond. Rien à voir avec le caprice de dire non – cette dégénerescence contemporaine du romantisme qui confond petites guerres et fontaines de Jouvence pour cadavres. Il s'agit seulement de montrer de quoi il en retourne en amour, et qui plus est de gagner, face à l'ardeur et à la difficulté, l'autre à ce même idéal, de s'enorgueillir du partenaire, la parade de séduction ayant moins été une passive cérémonie qu'un acte poignant. Son mâle doit souffrir avant de jouir, il doit se montrer digne de la vie qu'il lui revient d'engendrer, bien que ce soit aussi pour mieux se parer de délicatesse après la capture que l'Eros conquérant crée au prix des ravages de la guerre pure ; car l'épreuve du combat le purge de ses aspects mesquins et compulsifs qui en sont les nécessaires corollaires. Si donc ce coup d'arrêt mis à sa fougue pouvait paraître étrange au premier abord, il nous apparaît maintenant comme le point de conciliation de tous les contraires déployés dans la pièce : à la fois remède aux tiraillements de Penthésilée, à la perdition des Amazones, à la décadence morale des Grecs, débouché aux bouillonnements d'énergie, et retour d'un dionysisme créateur. Mais tenait-elle pour autant la pharmacie définitive ?
La reine et le monde qui s'annonçait ont beau y avoir trouvé leur absolu, il n'en reste pas moins que la déception est vite survenue. Alors qu'Achille feint de s'éprandre et se rend aux guerrières, quelque chose comme un intermède amoureux se met en place, fonctionnant comme un ilôt à la dérive entre les mailles du destin. Penthésilée s'extasiait parce qu'elle pensait avoir porté ses objectifs à leur terme : elle avait fait prisonnier le plus beau des guerriers, quasiment réalisé l'amour parfait, et, en tant que reine, elle avait réussi à vaincre son obsession des exploits exemplaires tout en se dégageant des carcans qui bridaient son ardeur absolutiste et l'expression juvénile de sa féminité. Pour un temps, plus d'écart entre aspirations célestes et terrestres : elle pouvait aussi bien décrocher le Soleil que se rouler dans la poussière. Voulant tout pur, elle répudiait sa soeur apollinienne, cette gelée d'avril qui retient la joie, décidément incapable de comprendre quel plaisir l'on tire du sentiment tragique de sa contradiction avec une douleur simultanée – plaisir où, pour une fois, la pureté est moins simple que composite. Bref, il lui semblait avoir initié une relation homme/femme nouvelle qui porterait le triomphe de sa vision conquérante. Mais le bruit d'armes qui y met fin est comme un dur retour, comme le son cinglant d'une réalité délusive. C'est le retour du destin, des fausses nécessités, de la relation ordinaire où ce qui prime est bien l'intérêt. La fausse guerre l'appelle, celle où nul ne sort du rang, mais où chacun la mène ; et quel dégoût de devoir reprendre le conflit patriotique ! De fait, elle n'a même plus envie de régner ; pas par pacifisme certes – car elle ne s'est pas adoucie – mais parce que cet amour grand quoique incertain est sa seule conscription. Et quand la dernière chance de conquérir Achille est perdue, l'immobilisme gagne autant de terrain. Elle découvre bientôt qu'il n'a rien du héros et tout du calculateur, prêt à se faire à l'envi démarcheur pour solliciter un simulacre de combat, alors qu'il ne cède pas un pas au dionysisme, refuse de visiter Diane, préférant rester bien tranquille dans son palais de Phthie. Ce manque profond d'égard provoque le désespoir d'une femme qui a manqué de plaire uniquement par sa force quand celle-ci était son seul critère. Cette vérité que la séduction féminine doit toujours s'accomoder de faiblesse était trop méchante pour elle, car malgré toute sa vaillance, ce qui est admiré dans son combat, c'est le côté mignon, impétueux – et aussi le cocasse que l'on prête à toutes les furies, du moment qu'elles n'harponnent pas trop. Même le plus violent des élans vers la force lui retourne sa faiblesse ; impossibilité de rien changer dans ce qui est au fondement de la différence des sexes ou impossibilité de changer les mentalités, comme on voudra, et en tout cas impossibilité de donner à l'Eros aussi sa signification supérieure. Dès lors, puisque il n'est plus rien qui vaille la peine de galoper, puisque après le grand amour, c'est l'amour guerrier qu'il lui faut rejeter, puisque elle se frustre de voir qu'Achille reste, malgré un faux entrain, dans le marivaudage, l'unique choix qu'il lui reste est d'accepter tout de même le combat, non par désir, mais par orgueil, et bien par haine, désir plus sain, mais fou et destructeur, lequel la mène sûrement à la mort, mais qui constitue en même temps le seul accord possible avec un destin qu'il s'agit moins de combattre que d'accepter. Néanmoins, avant cela sonne l'appel du dernier assaut, main dans la main avec l'Ananké pour éliminer cet homme dégénéré, d'un assaut où Dionysos manifeste pleinement en elle sa rage de vaincre, et donne l'exemple de ce que Nietzsche appelle "dionysisme barbare", c'est-à-dire un sentiment dionysiaque qui n'exprime plus aucune volonté esthétique, mais donne dans la folie pure, rompant toutes digues sans rien plus laisser de tout ce qu'il visait : art, consolation et tragique compris.

Les puissances de mort invoquées, les cent mille chiens attelés, tout l'armement claironne qu'avant de sombrer, le dionysiaque est bien décidé à triompher. Penthésilée a vu que son amour ne pouvait naître, elle souhaite donc mourir comme elle a vécu : dans une chasse finale qui détruit ce qu'elle a construit et qui a échoué. Déjà s'exhalent dans l'air des vallons les charmes odorants d'une authentique coupeuse de têtes que les pointes s'électrisent, se hérissent de toutes les piques de la fureur. Elle abat les forêts pour trouver sa victime, impatiente de trouver son martyre : car ce que pour elle désire n'est pas une fin homérique, ce n'est pas regarder un peuple mourir au faîte de sa grandeur, comme quand la citadelle d'Ilion tombe sous le char d'Achille ; non, son sacrifice se veut le symbole d'un peuple déjà éteint dans sa quête essentielle de l'absolu, d'un peuple qui a déjà subi les deux phases de corruption du dionysisme, à travers l'apollinisme cérémoniel et la passion sexuelle, et qui a rendu impossible, lui et ses partenaires grecs, ce point nodal du dépassement qu'était l'amour. On pourrait lui crier que c'est son crime d'avoir débridé le monstre bien attaché dans le temple de Diane, et pourtant il n'en est rien : elle lui a au contraire permis de fuir, avec l'espoir que, peut-être, un jour, il renaîtra ailleurs dans des conditions plus favorables. Ce crime bouleverse tous les cadres : non content de châtier un état de civilisation, une société et un anti-héros, j'irai jusqu'à dire qu'il viole les codes bien établis d'une tragédie aristotélicienne, et ce si bien qu'il ne rentre pas dans une de ces pénibles catégories qui valent pourtant encore pour nombre des drames modernes (et quel marqueur de leur prétendue nouveauté !). En effet où le classer ? Le théoricien se creuse la tête, arrive à bout, il faut inventer une cinquième situation : l'héroïne connaît le crime mais ne peut le commettre que dans un état second. Mais outre cela, il amène une fin en rupture totale avec le principe d'individuation, à laquelle je reprocherai toutefois de trop accentuer l'épisode crucial de la reconnaissance progressive. Kleist force le trait en nous montrant Penthésilée passer par toutes les étapes du déni, de la résignation, puis du doute, pour arriver enfin à une culpabilité totale qui n'est pas tant pathétique. Peut-être ne cherchait-elle dans ce regain de conscience que la confirmation de ce qu'elle savait très bien avoir fait – car étant déterminée à mourir de la sorte bien auparavant, elle ne pouvait pas ne pas pressentir l'incident qui devait surgir – mais ce procédé serait barbant s'il n'était pas l'occasion, dans ces "sauts de conscience", de disperser de-ci de-là quelques pointes d'ironie fort shakespeariennes, comme ceci : "il y a tant de femmes pour se pendre au cou de leur mari, et pour lui dire – oh si fort ! Que je te mangerais. Et à peine ont-elles dit le mot, qu'elles y songent, et se sentent déjà dégoûtées. Moi je n'ai pas fait ainsi, bien-aimé : Quand je me suis pendue à ton cou, c'était pour tenir ma promesse – oui – mot pour mot. Et tu vois – je n'étais pas si folle qu'il a semblé".
Sans plus pinailler, il faut encore dire dans l'ensemble le succès de ce final, dans tous ses ressorts, à communiquer le tragique en répudiant le voile hélas trop français de la solennité. Il clôt une pièce rondement menée où, stylistiquement, l'auteur fait preuve d'une fraîcheur poétique de l'expression, dont j'espère que les multiples citations collectées ici l'auront prouvée toujours renouvelée, clairvoyante et même digne des extases que se permettaient les érudits d'antan en parlant, sans raison, d'Homère comme le sommet du Parnasse. Langage et forme y établissent la distance qui autorise, de là, à se redéployer sur une conception du tragique évidemment plus proche de nous, bien qu'elle soit aussi plus proche que toute autre de l'antique. Car pour le romantisme comme aux sources du théâtre, ce sont peines et afflictions cosmiques sans affection, mais plus de destin qui punit – l'individu seul y brille et meurt dans quelque éclat lucide comme de l'éther. En cela la capacité de mourir sans armes, par le seul désespoir pénétrant toute la pensée, montre assez la sensibilité tragique de Penthésilée ; et c'est en vain que la Grande prêtresse s'efforce de mimer le choeur – ridicule commémoration, puisque sa reine n'est pas l'héroïne classique du genre, elle n'a rien subi, elle a tout fait d'elle-même et n'a besoin de personne pour embaumer la salle des forts onguents de la consolation. Sa vision du drame, elle est si forte qu'elle la peut produire elle-même, tellement puissante que c'est plutôt la foule qui se crève les yeux. Et enfin, oiseau de son dieu, elle meurt de sa propre détresse intérieure, sans coup de grâce, si fière de nous avoir tant submergé de dionysiaque qu'il n'en reste aucune part au spectateur.

Rideaux.
Skarmydable
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le 1 janv. 2014

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