Une vie est réussie quand elle n'est faite que de verbes d'action



On peut lire vers la fin de ce livre, sorti en 2005 aux Éditions de l'Équateur, cet aphorisme tout tessonnien, avec la légèreté péremptoire et romanesque qui caractérise si bien la signature de l'auteur. Dans Petit Traité sur l'Immensité du Monde, Sylvain Tesson met en branle sa machine à écrire mobile, comme bringuebalée aux quatre coins de la planète elle retranscrit, enjouée et poétique, l'amorce originelle du feu sacré qui anime l'écrivain.


On y apprend notamment sa méfiance farouche des hommes. Attitude subodorée chez lui depuis longtemps tant elle déborde phrases après phrases de l'ensemble de ses livres. Mais on ne soupçonnait pas à quel point, très vite, le jeune auteur, plutôt que de ruminer et de fructifier sa misanthropie naissante, comme le ferait un écrivain contemporain lambda en quête de têtes de gondole dans un supermarché, décida de limiter ses interactions avec le monde des hommes. S'ils sont un excédent à ses yeux, la montagne et les forêts, elles, attirent irrésistiblement l'œil de l'écrivain. Depuis cette révélation, son bercail se domicilie dans l'arpentage continu de la terre, un logis saisonnier et mouvant, nomade, tantôt boréal ou austral, parfois dans un climat tempéré mais souvent sous des latitudes extrêmes. Il sillonne les chemins de traverses des continents et explore les pans immenses des domaines prémunis de ses semblables. La nature a cela de bien que contrairement aux hommes, elle ne ment jamais sur ses intentions; elle ne peut donc décevoir. Une radicalité salvatrice pour Sylvain Tesson. D'abord engoncé dans l'agencement trop régulé de nos sociétés il voulut « changer le sablier du temps en poudre d'escampette » pour reprendre son expression.


Sylvain Tesson dans Petit traité sur l'immensité du monde s'approprie le surnom autrefois attribué à Goethe du «wanderer», sorte de randonneur sans attache, frère des trappeurs et des hoboes américains, dégagé de tout mais enclin à recevoir l'intégralité de ce que la nature daignera lui accorder. L'appel du large continental l'étreignant à intervalles réguliers, il ne dépose jamais longtemps son baluchon, et part toujours d'un bond vif et appliqué cueillir dans les champs la gigantesque récolte.
Il déplore en outre le comportement de ses congénères, qui contrairement à lui, ne revêt pas une dévotion humble devant cette offrande. Ils ont en plus le mauvais goût, voire le culot éhonté d'amener avec eux sur les chemins, le pataquès bruyant de leurs névroses. Lorsqu'on trottine par-delà le défilement du globe, on use pas de lui comme on se vautre dans un divan de psychothérapeute.


Malgré ces reproches, on mentirait néanmoins si on ne disait pas qu'une construction, elle bien humaine, remporte chez lui une adhésion semblable à la saveur de la géographie. Il dresse en effet au plus profond du livre, précautionneusement, comme barricadé et protégé par ses élans romantiques de vagabond, un puissant hommage aux églises et cathédrales des villes. Certes il leur retire toute velléité religieuse, il les désacralise même car l'écrivain, espiègle et turbulent, s'adonne sur les parois de pierres inclémentes à sa passion favorite: la stégophilie (art d'escalader les toitures). Du haut des corniches, il fréquente par exemple les gargouilles de Notre-Dame et fomente sa propre spiritualité. L'architecture gothique à défaut d'évangéliser les têtes, nourrit encore et toujours chez les hommes une transcendance bienfaitrice.


Il conclut le livre par une ode au bivouac. Ce petit campement rudimentaire représentatif dans son assemblage, du tempérament de son bâtisseur. Sylvain Tesson l'aime aéré et établi sur le balcon d'un terrain. Un panorama choisi où il peut, après une longue journée éreintante de marche, donner libre court à une promenade optique désinvolte sur les reliefs du monde.


Après avoir épuisé muscles et pensées, appliqué l'ensemble des verbes d'action de son mémo intérieur, il termine chaque fin d'étape par ce qu'il nomme si bien: une nuit arboricole. Il pend alors son hamac dans le houppier d'un arbre et s'endort blotti sous une branche. Nul doute que cette alcôve vespérale, bercée du soir jusqu'au petit matin par les instincts primaires et immémoriaux de la nature, tapisse l'âme de notre écrivain d'une source intarissable d'enjambées à venir.


-


(Critique à retrouver sur la Revue Nouveau Cénacle en ligne: http://lenouveaucenacle.fr/petit-traite-sur-limmensite-du-monde-de-sylvain-tesson-precis-derrance-moderne )

Liverbird
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Bibliothèque de poche et Les livres de l'année 2018

Créée

le 26 juil. 2018

Critique lue 745 fois

14 j'aime

12 commentaires

Liverbird

Écrit par

Critique lue 745 fois

14
12

D'autres avis sur Petit traité sur l'immensité du monde

Petit traité sur l'immensité du monde
TallyWa
2

La fugue du pédantisme

À l'image de la fugue musicale, le Petit Traité sur l'immensité du monde est empli d'idées, et de thèmes récurrents attrapés ça et là dans le monde et dans la littérature ; seulement utilisés et...

le 23 juil. 2015

10 j'aime

1

Petit traité sur l'immensité du monde
Arkeyn
4

Petit traité sur l'immensité de ses chevilles

Étant féru de récits de voyages fantastiques, géographiques comme spirituels, je m'attendais à apprécier cette lecture. Et bien, la déception n'en est que plus grande. Des "réflexions" de comptoir...

le 30 janv. 2015

8 j'aime

Petit traité sur l'immensité du monde
BibliOrnitho
6

Critique de Petit traité sur l'immensité du monde par BibliOrnitho

Par goût ou comme antidote à l’ennui et à la routine, Sylvain Tesson vagabonde. Il marche, crapahute, escalade, chevauche à mobylette, à moto ou à cheval. Il parcourt le monde qui l’entoure, des...

le 11 déc. 2013

8 j'aime

5

Du même critique

Melancholia
Liverbird
5

Armageddon sous anxiolytique

C'est pas ma came, comme dirait l'autre ... J'ai essayé pourtant, je le jure, en toute bonne fois, sans aprioris sur le bonhomme, curieux de découvrir cet objet tant vanté par les critiques. Mais je...

le 6 mars 2014

93 j'aime

21

Interstellar
Liverbird
9

Une madeleine dans l'espace

Les grands films éclatent les bords de l'écran. ils sont bien trop volumineux pour être contenu dans leurs cadres étriqués, bien trop grandioses pour se contenter de cette pauvre condition. Alors ils...

le 19 nov. 2014

55 j'aime

16

There Will Be Blood
Liverbird
9

Des hommes d'influence

Tout d'abord, There Will Be Blood c'est un prologue. Une immersion au fond d'une mine noire et muette où de roches insondables et compactes provoquent la volonté humaine. La pioche forcenée du...

le 19 juin 2015

51 j'aime

6