Phèdre
7.6
Phèdre

livre de Jean Racine (1677)

Peut-on dire que Phèdre est la plus belle pièce de théâtre de tous les temps ? Il y a bien Athalie, du même auteur, qui vient rôder autour, mais, à mon sens, ne parvient pas à lui ravir le titre.
Commençons par ce qu'on remarque dès le premier vers : cette pièce est magnifiquement bien écrite. On est habitué avec Racine, on sait que ça va être de la grande poésie. Mais là, plus que jamais, Racine livre une de ses plus belles compositions. Les vers sont quasiment parfaits. Pour dire, le vers considéré comme le plus parfait de la langue française est dans cette pièce. Et c'est le fameux : "Tout m'afflige et me nuit, et conspire à me nuire." Mais ce n'est pas l'unique vers magistral de cette pièce. Tant de vers magnifiques, relevant du pur génie ("Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur" ; "La fille de Minos et de Pasiphaé" ; "J'ai pour aïeul le père et le maître des dieux. / Le Ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux" ; et j'en passe).
En bref, pour les amoureux de belles lettres, de beaux vers et d'esthétique sublime, cette pièce sera un vrai régal, et vous fera voir que, non, "Le geai gélatineux geignait dans le jasmin" n'est pas le plus beau vers de la langue française.
L'histoire ? Simple. Mais c'est l'esthétique qui l'impose. Phèdre est remarquable en ce qu'elle devient un drame psychologique. Le pitch : Phèdre, épouse de Thésée, s'éprend pour le fils que celui-ci a eu avec Antiope, reine des Amazones : Hippolyte. Phèdre est horrifiée par cette passion sordide que lui inspire une Vénus voulant se venger sur la race de Minos. Et Phèdre est un personnage excellent. Elle arrive à vous horrifier tout en vous touchant. Racine, fidèle disciple d'Aristote qui prônait que les héros tragiques devaient inspirer terreur et pitié, a fait Phèdre "ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente." Phèdre est touchante parce qu'elle est la toute première à souffrir de son amour. Elle en souffre notamment parce qu'elle le voit avec beaucoup de lucidité (contrairement à celle de Pradon, qui est visiblement une parodie d'Hermione...). Elle est la première à rougir de ses crimes, et elle les commet malgré elle, mais surtout, malgré tout. Elle culpabilise des horreurs qui la rongent, et ne peut s'empêcher de les manifester.
Et les autres personnages sont les témoins de cette tragédie, ils sont le chœur antique que Racine intégrera dans ses futures pièces. Ils constituent néanmoins un chœur actif qui agrandit le drame et lui donne l'ampleur qu'il mérite.


Et même en terme de dramaturgie, c'est excellent. La pièce est très bien construite. C'est sûr que ça paraît moins impressionnant qu'Athalie, pièce dont le temps de représentation est rigoureusement égal au temps écoulé dans la pièce. Et pourtant, Phèdre est très bien construite :


le premier acte constitue une exposition très bien conçue. La fin de cet acte contient une péripétie très intéressante, qui nous invite à poursuivre la pièce. Vient alors le deuxième acte. L'intrigue se complexifie : les amours d'Hippolyte et d'Aricie s'éclaircissent, et Phèdre va voir Hippolyte pour tenter de résoudre le conflit politique. Cependant, dans la meilleure scène jamais écrite depuis la nuit des temps, Phèdre avoue son amour à Hippolyte. Racine s'inspire de Sénèque pour cette scène : mais il parvient à transcender son modèle. L'acte s'achève. Nous sommes désemparé : que va-t-il se passer ? Et l'acte trois semble amener une résolution : Phèdre se résigne à livrer tous les pouvoirs à Hippolyte afin de faire oublier l'amour incestueux qu'elle lui a révélé. Elle monologue, et Œnone (profitons de l'occasion : s'il vous plaît, prononcez ça énone, pas eunone, il n'y a pas de u après l'e dans l'o) la rejoint pour lui annoncer quelque chose. Et vient le meilleur coup de théâtre de toute l'histoire de la fiction. "Le roi qu'on a cru mort va paraître à vos yeux". Ce qui est remarquable, c'est que ce coup de théâtre est le 827e vers d'une pièce qui en comporte exactement le double. N'est-ce pas là une preuve de l'incroyable maîtrise de Racine ? Thésée arrive et s'étonne de voir et son épouse, et son fils l'accueillir avec tant de froideur.
Sous les conseils de sa servante, Phèdre calomnie Hippolyte. Bon, c'est Œnone qui se tape le sale boulot, parce qu'il a paru insensé à Racine qu'une Reine effectue une action aussi servile, mais de toute manière, c'est fait en ellipse, et c'est une très bonne chose : ce n'est pas intéressant à voir. Fin du troisième acte : on est subjugué par ce coup de théâtre qui vient détruire toute la situation ; et celle de Phèdre amoureuse d'Hippolyte, et celle d'Hippolyte amoureux d'Aricie. Le quatrième acte commence juste après qu'elle a avoué à Thésée l'amour fictif qu'éprouve Hippolyte envers Phèdre. On voit Thésée réagir furieusement. Son fils le rejoint et Thésée, sans le laisser se défendre, le maudit et invoque même Neptune qui lui doit un vœu. Hippolyte essaie en déclamant de très beaux vers. Thésée refuse de l'écouter et l'assaille de reproches sous forme de vers magnifiques : "Va trouver des amis dont l'estime funeste / Honore l'adultère, applaudisse à l'inceste !" Dans la foulée, Hippolyte avoue son amour envers Aricie. Thésée ne le croit pas, et le répudie. Alors Phèdre arrive et supplie Thésée de ne pas maltraiter Hippolyte. Elle finit pourtant par se taire lorsqu'il lui dit que le fils de l'Amazone a osé feindre un amour pour Aricie ; amour que Phèdre sait réel. Alors s'ensuit une scène magistrale où Phèdre fait une crise de jalousie avant de se rendre compte de la fureur qui l'anime. Le tout en récitant de très beaux vers :




Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer ?
Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j'implore !
Mon Époux est vivant, et moi je brûle encore !
Pour qui ? Quel est le cœur où prétendent mes vœux ?
Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.
Mes crimes désormais ont comblé la mesure.
Je respire à la fois l'inceste et l'imposture.
Mes homicides mains promptes à me venger
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable ! Et je vis ? Et je soutiens la vue
De ce sacré Soleil dont je suis descendue ?




Elle finit finalement par déclamer ce que j'estime être les deux plus beaux vers de la langue française :




J'ai pour Aïeul le Père et le Maître des Dieux.
Le Ciel, tout l'Univers est plein de mes Aïeux.




Œnone la rassure en récitant de très beaux vers, et Phèdre se rend compte que sa servante la conforte un peu trop dans sa douleur. Alors elle la répudie, et l'accuse de ses crimes (la fureur fait parler Phèdre ; mais on se doute bien qu'elle n'a pas perdu cette lucidité cruelle que lui a donnée Vénus). Fin de l'acte IV. Tout semble perdu, les personnages sont condamnés : la fatalité a achevé sa mission. Reste l'acte V pour voir comment les personnages vont DÉGUSTER LEUR MÈRE... Pardon. L'acte V commence avec Aricie, qu'on n'avait pas revue depuis l'acte II, qui parle avec Hippolyte. Aricie est la seule à être au courant du secret de Phèdre, et Hippolyte lui demande de ne rien dire à Thésée. Il s'éclipse et demande à Aricie de le rejoindre, pour qu'ils se marient. Thésée arrive et avertit Aricie de la double face d'Hippolyte. Aricie, incrédule, rompt la légendaire musicalité racinienne :




Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre / Un [monstre]... Votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre.




Et c'est génial. L'aveu lui brûle les lèvres mais elle ne dit rien. Certains disent que Phèdre est une tragédie du dit et du non-dit. Ce n'est pas faux ! Quand Phèdre doit se taire, elle clame les tirades les mieux écrites de la langue française, et quand elle doit discuter avec Thésée de l'innocence d'Hippolyte, elle se tait. De même, Aricie aurait pu sauver son amant : mais elle se tait, et le condamne. Suite à cet entretien tout de même suggestif, Thésée se pose des questions. Et quand il apprend que Phèdre est en larmes dans sa chambre, terrorisant ses enfants par son désespoir, et que sa servante s'est jetée dans la mer, Thésée hurle de désespoir et rappelle son fils. Mais il est trop tard. Théramène arrive et raconte dans une tirade sublime la mort d'Hippolyte (bien que le meilleur passage est celui où il décrit le taureau écailleux). Vient ensuite Phèdre empoisonnée qui avoue son crime dans une tirade magistrale. Et ses derniers mots sont grandioses. Thésée répond à son cadavre avec une réplique qui conclut la pièce de manière un peu fade par rapport au reste (mais c'est toujours meilleur que le : "C'en est trop, dieux cruels ! Vous êtes obéis." de Pradon le caca).


Et c'est la fin d'une pièce qui a su capter votre attention du début à la fin.
En conclusion, est-ce que Phèdre est la meilleure pièce de Racine ? Oui. Parce qu'Athalie est un personnage un peu fade par rapport à son homologue profane. Est-ce que Phèdre est la meilleure pièce classique ? Assurément ! Est-ce que Phèdre est la meilleure pièce de théâtre français ? Totalement ! Est-ce que Phèdre est la plus belle pièce de théâtre, tout court ? Bien sûr ! Est-ce que Phèdre est la l'œuvre de fiction la plus grandiose jamais écrite ? Oui. Est-ce la plus belle œuvre d'art de tous les temps ? Oui. N'en déplaise à Voltaire, le chef-d’œuvre de l'esprit humain n'est pas Athalie, mais bien Phèdre. D'où mon titre. Vous comprenez le titre de ma critique : c'est la meilleure œuvre qu'on n'ait jamais portée sur quelque support que ce soit. Aucun artiste n'a jamais atteint, et n'atteindra jamais les grâces de Phèdre. Le seul reproche qu'on lui fait généralement, c'est ce paradoxe entre la vision lucide que Phèdre a de son crime, et le fait qu'elle le commette quand même. Mais, je le pense, c'est nier la notion de fatalité, et c'est reprocher au personnage ce qui le rend si singulier et si fascinant : cet éternel paradoxe entre le coupable et l'innocent, entre la splendeur et l'effroi, et entre l'horreur et la grandeur.
Phèdre, c'est le génie qu'on n'atteindra jamais, et quel que soit le domaine. C'est la définition de tous les termes élogieux auxquels vous pouvez penser. Mais cette critique ne sert à rien : lisez la pièce et pleurez, ému par ses beautés, et secoué par l'action dramatique.

Amoureux_du_monde_
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le 27 août 2017

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