Humour burlesque, jubilation du récit et du langage, situations cocasses et absurdes font de "Portnoy et son complexe" un livre aussi déjanté que l'univers juif de Newark où le narrateur passe son enfance ("Je suis le fils dans cette farce juive"). L'héroïne de la farce est Sophie, mère abusive dont l'amour névrotique exige un petit gentleman et un futur Einstein. - "Prunelle de mes yeux, soit sage, gentil, poli, obéissant, le petit prince de la meilleure des mamans, ô incarnation de toutes les perfections ! Et n'oublie pas tes vitamines et ton huile de foie de morue !"

Une avalanche d'impératifs moraux et d'interdits invraisemblables l'asphyxie. Comment résister à une déesse mère douée d'ubiquité ? Qui sait tout, devine tout ? A la moindre tentative de désobéissance, l'enfant roi devient Alex la Teigne, M. la Forte Tête, Kid-la-Gale, Pisse-Vinaigre, Grincheux des Sept Nains, M. Pique-Sa-Rogne, M. Crache-sa-Bile... Exhibant son inconscient à tous vents, l'ogresse le menace d'un énorme couteau à pain (la castration comme châtiment ?). Ou l'exile hors de l'appartement pour indignité familiale (le voilà orphelin !)

Harcelé de reproches, de mises en garde contre le monde extérieur, opprimé par un amour castrateur, Alex se libère par le sexe. Notre ado pubère se réfugie dans les toilettes (à cause de soi-disant coliques) où il se branle frénétiquement. Sa mère impitoyable l'y traque pour examiner ses selles... Hystérie et superstitions ! Incapable d'honorer d'impossibles exigences, notre "Raskolnikov de la branlette" est bourrelé d'angoisses et de culpabilité : "Nous en avons jusque là ! Vous autres, les mères juives, vous êtes tellement chiantes qu'on ne peut pas vous supporter !"

Jack Portnoy rêve que son fils réussisse ses études et sa carrière. Ce petit courtier d'assurance prospecte astucieusement les quartiers d'émigrés (Noirs, Polonais, Irlandais). Malgré ses succès de démarcheur, on lui refuse tout avancement. Désespéré, Jack souffre de constipation chronique, se bourre de fruits secs, de pruneaux et de laxatif, passe des heures dans les toilettes... En vain ! "S'il est constipé, c'est parce que la propriété de son secteur intestinal est entre les mains de la firme Souci, Peur & Frustration". Alex l'aime mais enrage de sa faiblesse. Comment s'identifier à un père anxieux, borné, constipé, soumis à sa femme et à ses employeurs ?

A trente trois ans, Alexander Portnoy débute une analyse avec le docteur Spielvogel. "Fou de la chatte", il lui raconte ses relations éphémères avec de jeunes shikses (non juives). Kay Campbell (surnom Citrouille) est "une fille robuste, gaie, au grand cœur, au grand cul, avec un doux visage de bébé, des cheveux jaunes, pas de seins, malheureusement". Ils vivent heureux à la fac, projettent de se marier. Mais quand cette chrétienne refuse de se convertir au judaïsme, Alex la quitte ... malgré ses convictions d'athée hostile à toutes les religions !

Comme Rapporteur Adjoint à la Commission de la Promotion de l'Homme à la mairie de New York, Portnoy satisfait ses pulsions d'ordre éthique et altruiste, combat "dans le clan de la Vérité et de la Justice, ennemi des exploiteurs de taudis, des fanatiques et des canailles". Pourtant, il désespère ses parents en refusant mariage et enfants. Quel égoïsme ! N'a-t-il pas honte ? Malgré leurs reproches (Nous ne sommes pas éternels...), ce dragueur préfère collectionner les filles. Va-t-il enfin se libérer de l'emprise maternelle ?

Mary Jane Reed (alias "Le Singe") est l'incarnation des fantasmes érotiques de son adolescence. Avec ce mannequin obsédé par le mariage, Alex exécute bien des figures du Kama Sutra. "C'est le genre de sauterelles qu'on voit d'habitude suspendues au bras d'un membre de la Mafia ou d'une vedette de cinéma. Pas du noble champion des libertés civiques ! (...) Elle est ce que mon père appelait "une poule". Puis-je ramener à la maison une poule, Docteur ?" Ses relations avec Le Singe oscillent entre une drôlerie cynique et une irrésistible loufoquerie. Et le docteur Spielvogel, au fait ? Au sortir d'un long sommeil, l'oiseau gazouille à peine... Rendors-toi, Spielvogel ! Cette analyse n'est qu'une farce, une comédie féroce, un vaudeville juif de grand guignol.

Les contradictions de Portnoy sont insolubles, risiblement humaines. Chevalier du Bien dans son métier, il brise le cœur de ses conquêtes. Il passe d'un orgueil agressif (158 points de Q.I.) à une autodérision volontiers masochiste. Son intelligence n'est pas dupe de ses vantardises. Notre intello rêve d'échapper à son milieu juif, mais truffe son discours de yiddish, se délecte des pires grossièretés, s'amourache de filles à l'image de sa mère. En Israël, il est frappé d'impuissance sexuelle en se jetant sur Naomi (substitut maternel qu'il veut épouser sans la connaître). Quel fiasco ! Portnoy échoue à se libérer de son complexe. Le comique de situations est aussi désopilant que le comique de caractères. Ironie, autodérision, sarcasmes. Le langage cru de Philip Roth participe à la fête, exprime le feu d'artifice des émotions et de jouissifs éclats de rire.

lionelbonhouvrier
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le 18 mai 2022

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