Et alors... Comment dire ? Ce que j'éprouve, c'est une sensation bizarre, étrange et terrible à la fois, une chose stupéfiante et complètement absurde. Car ce qui retient mon attention, ce n'est pas du tout ce que vous pourriez imaginer ; ce n'est pas Rose, effrayée, abasourdie, qui se demande ce qui a bien pu foirer dans ma petite machination ; ce n'est pas Lennie et Myra qui jubilent, le regard mauvais et le sourire aux lèvres ; ce n'est pas quelque chose qui se trouve dans la pièce. Ce n'est pas quelque chose, mais rien. Le vide. L'absence d'objets. Cette maison, j'y suis déjà entré une centaine de fois, sans doute, dans celle-ci et dans une centaine d'autres qui lui ressemblent. Mais c'est la première fois que je découvre ce qu'elles sont vraiment. Ce ne sont pas des foyers, pas des lieux où les gens habitent, elles ne sont rien du tout. Rien de plus que des cloisons en bois blanc qui emprisonnent du vide. Pas de tableaux aux murs, pas de livres - rien qui attire le regard ou qui incite à réfléchir. Il n'y a que du vide, ce vide qui s'insinue en moi, dans l'instant même. Et soudain, le vide n'est pas seulement ici, il est partout, dans toutes les maisons semblables à celle-ci. Et puis, brusquement, le vide se remplit de bruit et d'images, de toutes les sinistres saloperies qu'il a poussé les gens à commettre. Il y a les pauvres petites filles sans défense, qui pleurent quand leur propre père vient se glisser dans leur lit. Il y a les maris qui battent leurs femmes, et les épouses qui les supplient à grands cris de les épargner. Il y a les gamins que la peur et la nervosité font pisser au lit, et leurs mères qui les forcent à avaler du poivre rouge pour les punir. Il y a les visages hagards des malades, rendus exsangues par l'anémie ou marbrés par le scorbut. Il y a la quasi-inanition, la sensation de n'être jamais rassasié, les dettes qui dépassent toujours les crédits. Il y a les questions qui tournent dans les têtes : comment va-t-on manger, comment va-t-on dormir, comment va-t-on trouver le moyen de se vêtir pour ne pas rester cul nu ? Les pensées de cette espèce, quand il n'y a plus qu'elles qui vous occupent l'esprit, ça veut dire qu'il vaudrait mieux être mort. Parce que c'est le vide qui vous les inspire, et vous êtes déjà mort à l'intérieur de vous-même, et vous ne faites plus rien d'autre que répandre la puanteur et la terreur, les larmes et les gémissements, la torture, la faim, la honte de votre apathie. Votre vacuité.


Pottsville, 1280 habitants de Jim Thompson est un des plus beaux chef-d’œuvres du roman noir, un véritable manifeste nihiliste, un plaisir de lecture extraordinaire et un livre d'un cynisme inouïe. Ce style cru et dru mis au service d'un tel portrait incroyable de la misère et de la vacuité humaines retentit dans l'esprit du lecteur comme des coups de fouet ou des jets de pierre. Cette lapidation stylistique et romanesque écrase l'âme du lecteur et la constelle de pics de jouissance malsaine et misérable. Il y a tant de choses à la fois cruelles et jubilatoires dans ce roman puissant qu'il serait difficile de toutes les évoquer. Jim Thompson raconte l'histoire d'un shérif nommé Nick Corey d'une toute petite ville rurale au début du XXème siècle marquée par la pauvreté socio-culturelle et le racisme institutionnel. Ce dernier laisse l'impression d'un homme humilié, à la dignité sans cesse phagocytée par les personnalités abrasives et débordantes des hommes et des femmes mis en scène par le roman, d'un protagoniste sans convictions ni force, qui ne remplit sa charge sans heurts et sans vagues dans l'unique objectif que de se faire réélire à sa charge. Ainsi, Nick Corey ne travaille pas et ne s'attaque que misérablement à ceux qui ne représentent aucune importance : il n'incite ni respect, ni hommage et se contente en apparence de sa médiocrité. Dans une situation familiale et amoureuse compliquée, dévoré par l'irrespect que lui témoigne sa femme, engagé dans des nombreuses relations adultères, il semble passif aux événements. Néanmoins, peu à peu, se dévoile devant le lecteur le visage d'un homme machiavélique, supérieurement intelligent, dans la duplicité et l'intrigue permanentes, d'un égoïsme quasiment transcendant et aux hauteurs de vue vertigineuses. Se complaisant dans une médiocrité et un style de vie rabelaisien, il complote et remet un ordre étrange aux inspirations à la fois nihiliste et mystique dans ce Pottsville symbole d'une Amérique du début du siècle.


Ce qui est très frappant dans ce roman, c'est la découverte d'un personnage qui évoque, et cela raisonne particulièrement au regard de notre époque contemporaine, le malaise du mâle blanc. Ce dernier est humilié par ses pairs et les femmes, il a un rapport compliqué avec la responsabilité qui se situe entre la paresse et la sournoiserie et cherche un sens quasiment religieux dans une office enfouie dans un monde absurde. Ce personne méta-littéraire s'incarne en une forme d'un Brutus l'Idiot qui feint la médiocrité et la bêtise afin de ne susciter aucune haine ni rivalité afin de maintenir une forme d'équilibre entre la nécessité de répression et l'exigence de la paix sociale, un équilibre devant exister dans chaque civilisation quelle que soit l'époque ou le lieu dans laquelle elle se situe. Dirigeant classique, il place son office sous les auspices d'une prédestination divine et manœuvre pourtant comme un brillant Machiavel sinistrement matérialiste. Ensuite, ce personnage est un véritable Gargantua dans la tradition humaniste tant il mange, dort, fait l'amour afin d'oublier ses problèmes ; il place son plaisir hédoniste au dessus de la vertu qu'il méprise et en face de laquelle il joue d'une hypocrisie incroyable. Certaines de ses pensées sont d'une pertinence et d'un cynisme incroyables et éclairent d'une lumière différente la situation de l'homme moderne qui commence à apparaître dans son archétype en ce début de siècle. Il y a une telle ambiguïté extrêmement bien menée de la part de Jim Thompson entre le nihilisme et le mysticisme, qui se mêlent pratiquement dans une forme de post-socratisme empli de doute, qu'il faut saluer ce grand roman noir. En ce qu'il s'agit du style, la force des dialogues, du rythme narratif et du vocabulaire fait ressortir encore davantage le suc acide et grondeur d'un roman qui ne pourra jamais être égalé dans sa formidable noirceur : une affreuse merveille.

PaulStaes
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le 5 avr. 2019

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Paul Staes

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