« La sociologie, c’est de la connerie », non, ce ne sont pas les paroles d’un simple béotien squattant jours et nuits la table 6 de l’angle obscur près du flipper du PMU du coin, mais bien l’opinion d’un étudiant en master passé par des études de science politique. Surprenant non ?


Vous me direz, pourquoi une telle accroche pour ma brève bafouille ? Parce qu’en substance, l’objectif du sociologue Bernard Lahire, dans son opuscule, est justement de revenir sur l’intérêt de la sociologie, son rôle bénéfique pour notre société, une meilleure compréhension du monde social (comprendre pour changer et non comprendre pour excuser), mais aussi pour déboulonner des opinions, caricatures, erreurs communes commises constamment à l’encontre de cette dernière (selon lui). En clair, qu’est-ce que la sociologie ?


En effet, chacun peut le constater autour de soi, la méconnaissance de ses apports est tout bonnement consternante et d’abord surprenante. Des moues dubitatives s’inscrivent régulièrement sur le visage des récepteurs de l’information sociologique. J’ai par exemple pu le vivre récemment lorsqu’un professeur de sociologie dispensant un enseignement sur les « opinions publiques » s’arrêta brièvement sur les « opinions communes » propres à tel ou tel groupe. « Hum, je ne suis pas convaincu » réagit mon voisin, pourtant pas grand thuriféraire du scepticisme.
C’est comme si, finalement, les analyses sociologiques peuvent se trouver dérangeantes pour certains, de manière consciente ou non d’ailleurs. Le mythe de « l’individualité de l’individu » (formule sympathique hein) est en effet battu en brèche par les chercheurs, et l’illusion du libre arbitre, sujet important de l’ouvrage de Lahire, révélée depuis longtemps. En effet, on ne peut analyser et tenter de comprendre un individu sans prendre en compte sa position dans un milieu social donné et analyser les interactions qu’il entretient avec ce dernier et vice versa. Les économistes néoclassiques et leurs séides lisent-ils de la sociologie ?

En somme, mettre en lumière les déterminants de nos actions (multifactoriels, évidemment…), souligner ce qui conduit un individu à agir de telle ou telle manière, à penser de telle ou telle façon dérangerait. Et comme insiste bien Lahire dans son livre, reconnaitre ces biais publiquement, changer de paradigme, entrainerait de lourdes conséquences qui ne sont pas prêtes d’être acceptées.


D’une manière générale, on est régulièrement catastrophé quand on entend certaines réactions puériles devant les conclusions d’un travail sociologique. Bien entendu, malgré le sérieux « objectif » des méthodes de recherche et d’analyse, nous ne sommes jamais à l’abri d’erreurs ou de présentations trompeuses. Mais c’est le cas dans tous les domaines, comme l’historien François Furet le montre bien …
Nonobstant ce point, prendre les conclusions d’un travail sociologique comme une sorte « d’absolutisme déterminant » est tout bonnement déplorable et risible. Quand il est montré que certaines catégories d’individus agissent, pensent, s’habillent, mangent, votent etc plutôt de telle ou telle façon, ou pour dire autrement, sont en grande partie amenées à avoir telle ou telle attitude, un nombre incalculable d’individus interprète cela comme une loi d’airain au déterminisme moniste indépassable. On nous ressort ainsi de manière sempiternelle « c’est faux, je connais untel qui lui a fait ça ça ou ça contrairement à ce que ton auteur raconte ». Pour eux, une hirondelle fait le printemps, usant n’est-ce pas ?


L’écrit de Lahire est une réflexion qui s’inscrit dans l’actualité, en cela il s’inscrit par exemple en faux avec certains propos tenus par Manuel Valls (en même temps …) mais qui pourraient être élargis à la caste des zélateurs pourfendeurs de la sociologie. C’est à cette occasion qu’il développe une argumentation sur le statut du travail sociologique (« Comprendre est de l’ordre de la connaissance, juger et sanctionner sont de l’ordre de l’action normative », ou quelque chose du genre), cherchant à comprendre les événements, chose largement reléguée au second voire troisième plan aujourd’hui. Tenter de comprendre et d’expliquer, c’est, pour extrapoler, presque une forme de crime, une collaboration avec celui qui a enfreint la loi. Il embraye ainsi sur une certaine forme de « neutralité » du travail sociologique et comme prélude à l’action. Le sociologue n’est pas un parangon de vertu, pour Lahire comme pour d’autres, étant eux-mêmes déterminés, Pierre Bourdieu promeut ainsi une espèce de sociologie des sociologues.


Il est aussi important de signifier que le propos de Bernard Lahire est argumenté (ce qui ne veut pas dire que ses positions ne peuvent être critiquées et elles le sont surement déjà), explicatif, clair, limpide et surtout, compréhensible par « tous ». En cela, il est clairement différent de « La distinction » de Pierre Bourdieu (et comment) que je suis en train de feuilleter avec légèreté, ce qui en fait un ouvrage hautement recommandable (je suis déjà en train de le diffuser à ma petite échelle), notamment pour les profanes.
Ainsi, ce bref essai échappe (en partie seulement) à ce qu’on peut appeler le « paradoxe bourdesien » mis en lumière dans « Questions de sociologie » où est expliqué que Pierre Bourdieu écrit pour des gens qui ne peuvent le comprendre, alors que ce sont ceux qui ne sont pas théoriquement les destinataires de ses analyses qui ont les moyens de le comprendre. Triste non ?
Nonobstant ce point, et malgré le côté accessible au grand public de cet essai, tout lecteur curieux souhaitant dénicher quelques pistes de lectures supplémentaires et approfondissements pourra bénéficier d’une bibliographie assez large pour assouvir ses pulsions consommatrices.


Pour terminer, avec la sociologie (et pas seulement me dira-t-on), on peut se retrouver dans une certaine forme d’impasse intellectuelle, car, d’une certaine manière, quand on ne veut pas comprendre, on ne peut pas comprendre.


PS : Pour ceux qui partagent mon aversion pour le médiocre Philippe Val, ils liront avec délectation une mise au pilori de son dernier ouvrage en annexe du livre de Bernard Lahire.

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le 1 févr. 2016

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