Price
7.8
Price

livre de Steve Tesich ()

Price est un roman sur l'éternelle figure paternelle. Édité quinze ans avant Karoo dans son pays d'origine, c'est un bouquin qui arrive chez nous dans le mauvais ordre, mais avec celui-ci, la duologie écrite par Steve Tesich est enfin disponible en français, un honneur (si on peut dire) auquel n'avait pas eu droit jusqu'ici ce dramaturge serbo-américain oscarisé et beaucoup plus singulier qu'il n'en a l'air. Le livre raconte le premier émoi amoureux d'un adolescent dans toute sa juvénile intensité, mais aussi dans ses complexes enjeux psychologiques au sein de la famille, lesquels étaient déjà très largement abordés dans la littérature romanesque américaine de l'époque – les années 80, berceau du "Ça" de Stephen King et des récits-fleuve de John Irving, dont l'un fut adapté au cinéma par Steve Tesich lui-même. Il n'y a peut-être pas de hasard... Toujours est-il que ceux qui sont déjà familiers de cet auteur s'étonneront des nombreuses passerelles qui peuvent être construites entre Price et Karoo, où l'on retrouve cette obsession de l'auteur pour tout ce qui touche aux relations entre père et fils. D'une romance lycéenne sans réel enjeu apparent, Tesich vire peu à peu dans une sorte de cauchemar introspectif où son héros, Daniel Price, mis face à la difficulté d'une impossible émancipation sexuelle et sentimentale, est tiraillé entre l'amour qu'il porte à son père et celui qu'il porte à sa petite amie.

C'est la fin du lycée, et Price tombe donc amoureux de Rachel, une fille de son âge avec qui il aura un début de relation ; enivré par son amour, il recherchera leurs étreintes pour échapper à un quotidien de plus en plus morose, une sorte d'ascension sombre vers l'âge adulte où, l'espace de quelques semaines seulement, les amis s'éloignent et les parents vieillissent, où chacun change de peau, quand les jeunes se transforment en adultes et les adultes, en vieux. Dans Price, la figure paternelle est rongée par l'âge et la maladie, c'est une entité manipulatrice avide d'affection, une sorte de monstre bipolaire à l'appétit d'amour jamais rassasié qui vampirise le cœur de son fils. Steve Tesich n'a pas la plume tendre quand il s'aventure sur ce terrain, déployant un univers familial d'une noirceur suffocante qu'il a la cruauté d'agrémenter de microscopiques touches d'espoir. On le sait, il a lui-même eu, toute sa vie, des relations complexes avec son père, auquel il resta toujours intimement lié sans pour autant avoir vécu avec lui. Cette relation amour/haine se ressentira également dans Karoo, particulièrement dans les brèves correspondances échangées par Saul et son fils, mais un peu moins. Price, c'est un feu d'artifices, un véritable manifeste sur la difficulté de s'affirmer, de marcher hors des traces du père, qui incarne, ici, une sorte de désespoir, un trou noir dont il faut s'éloigner à tout prix. Autant le dire, ça tape dur et fort, de cette même plume ultrasensible et laminée qui fera le sel de Karoo, une sorte de psycho-romanesque qui n'hésite pas à aller au fond des choses, quitte à faire quelques éraflures au passage.

On parlait plus haut de John Irving et Stephen King, ce Tesich-là se lit à peu près comme eux, sorte de mélange providentiel du meilleur de ce que ces romanciers de la jeunesse offraient alors. D'une totale fluidité, le bouquin brosse le portrait d'une ville et de ses ados, East Chicago remplaçant le Derry de "Ça", même cité industrielle aux banlieues pavillonnaires faussement rassurantes où, partout, se terre le danger. Au début, le récit laisse une place centrale à ses trois lycéens, Daniel Price et ses amis Misiora et Freud (ça ne s'invente pas) avant de s'isoler autour des rapports entre Price et son père. Puis, on s'aperçoit que le père est partout, s'immisçant au sein de chaque foyer, revêtant de nombreuses formes, prenant la peau d'entités tentatrices, quasi-démoniaques, remplies des regrets de toute une vie, et dont la plus grande horreur est de refléter le possible avenir de leurs enfants. Le parcours de Daniel est extrêmement torturé, et la lecture est souvent douloureuse tant Tesich semble croire à ce qu'il raconte. Non dénué de l'humour dépressif de Karoo (on rit jaune en certaines occasions), Price véhicule des idées souvent semblables, lâchées avec plus de fougue, comme si Tesich se voyait à tout instant dans la peau de ce gosse aux impossibles tiraillements. Ça fout vraiment le bourdon, c'est assez désespéré et parfois légèrement prévisible, mais ce livre est chargé d'émotions si intenses et viscérales qu'il est difficile de ne pas être atteint.

"« Qu'est-ce qu'il y a là-dedans, d'après toi ? demanda-t-il en montrant sa grosseur, scrutant mon visage pour y déceler une trace de dégoût.
─ Je ne sais pas.
─ Tu veux le savoir ? Je vais te le dire. C'est un secret, mais je vais quand même te le dire. Tu veux vraiment savoir ? »
J'acquiesçai d'un signe de tête.
« Très bien. Alors voilà. Tu peux garder un secret ?
─ Oui.
─ Il y a du sang vicié là-dedans. » De nouveau, il désigna sa grosseur. « Des choses mortes. Des rêves délavés et brisés. Nous en avons tous. Nos têtes en sont pleines. La mienne en tous cas. Elle en est pleine. À une époque, pourtant... c'était une cage à oiseaux, propre et nette, avec un rossignol à l'intérieur... et il chantait d'une voix pure et fraîche... la chanson de ma vie. »
Il se mit à pleurer.
« Papa, je t'en prie... non... »
Je ne comprenais pas pourquoi il pleurait, mais sa souffrance envahissait la pièce, me terrassant comme un adversaire que je ne savais pas combattre.
« Pauvre oisillon... gémit-il. Pas un aigle qui peut piquer comme une flèche... ni un faucon qui sait se battre dans le ciel... juste une minuscule créature. » Il joignit les mains en coupe pour me montrer à quel point il était petit. « Un simple rossignol... qui babille une petite chanson... et il l'a chantée jusqu'à ce que le monde le brise... ah, quelle tristesse, vraiment... cette pauvre petite créature... tuée par un sourire. »"
boulingrin87
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le 11 sept. 2014

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Seb C.

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