Radieux
7.7
Radieux

livre de Greg Egan (1998)

Petits opus que j'ai dévorés avec avidité. Pour la plupart écrits à la première personne, les récits de Radieux semblent l'avoir été pour moi, tant ils mêlent avec bonheur les éléments les plus récents des sciences contemporaines (physique, certes, mais aussi biologie, biologie du développement, sociologie, (philosophie des) mathématiques, etc.) avec une connaissance toujours aiguë des questions philosophiques sous-jacentes, le tout dans un art consommé de la mise en situation qui puisse rendre vivantes chacun de ces questions.

De façon générale, je crois retrouver chez lui les exacts mouvements de mes propres réflexions, que ce soit sur la question du libre-arbitre ("Monsieur Volition", voire "Feu de paille"), le rapport science-religion ("L'Eve mitochondriale"), l'impact de certaines biotechnologies (j'essaie de ne pas spolier :p "Cocon") ou la nature de la conscience ("Rêves de transition"). J'y apprends même, comme en "Radieux", sur des hypothèses en philo des maths qui m'auraient auparavant semblé totalement farfelues. Bref, c'est un délice ! Je ne saurais pourtant le recommander, tant j'y rentre comme en mon bain propre, et tant peu de gens ont jamais pu ou su en partager l'eau. Une Science Fiction comme je pourrais _presque_ en écrire si je savais écrire des histoires - et Greg Egan le sait, qui a une façon d'introduire les récits sans didactisme inutile et non sans inefficacité : si certaines scènes paraissent gratuites, peu le sont en définitive.

Mais presque seulement. Egan manifeste à mon goût de façon outrancièrement unilatérale une trop sainte horreur de tout ce qui s'attaque à la science. Cela reste peut-être compréhensible quand on connait le paysage socio-culturel anglo-américain (il est Australien), encore baigné des débats épiques entre rationalité scientifique et rationalité émotionnelle voire religieuse, lesquelles ont une tendance marquée à ne pas décrire le monde selon les mêmes critères, et partageant le défaut d'empiéter sur le territoire de l'autre comme si c'était le leur, engendrant des controverses truffées jusqu'à la gueule d'erreurs de catégorie et de dialogues de sourds... Et cela précisément me rend assez désagréable une nouvelle comme "Vif Argent" - je la trouve d'un manichéisme plutôt raide, et plutôt forcée, comme c'est souvent le cas lorsqu'on s'essaie à construire des récits pour condamner quelque insupportable : on a rarement le cran pour aller y chercher des subtilités.

Ce qui n'est peut-être pas faire la meilleure pub à son auteur - mais je ne puis que donner cet avis-ci de lecteur, pour le moment. On ira chercher d'autres éloges sur Web. Il en est plein.

Appendice :
Je voudrais pour finir évoquer plus longuement cette nouvelle qui a découragé de nombreux lecteurs, je veux parler de "La Plongée de Planck".

Pour ne pas y être trop largué, il est en effet préférable de disposer d'éléments de connaissance en :
- Mécanique quantique des champs (diagrammes de Feynman, particules virtuelles, énergie du vide)
- Gravitation quantique (Penrose-Smolin-Rovelli : gravitation quantique à boucle)
- Mécanique relativiste (trous noirs)
- Cosmologie (singularité BKL, Omega-point theory de Tipler - c'est de la pseudo-cosmologie)

Je suis allé en chercher quelques unes sur le web, pour m'y retrouver. On n'a pas besoin des plus pointues, le texte pourvoit aux explications. Mais il est vrai qu'il est techniquement très dense et peut rebuter - personnellement, j'adore.

Attention, ce qui suit possède des éléments de spoiling. A éviter si l'on espère lire le texte.

La nouvelle est aussi une charge contre toute mythopoïèse post-moderne - la fabrication des mythes et des univers mythiques comme étant préférable aux univers de la science. Elle oppose deux types de discours : le compte-rendu scientifique doté de ses archives de données et de ses concepts propres, et le récit du conteur, présenté comme pompeux et creux enjoliveur de réalité sous les traits d'un Prospero plus fat qu'il ne fut jamais dans la Tempête de Shakespeare - un must-read, soit dit en passant.

Aux discours de science, on ne peut certes préférer l'incroyable inanité des grandiloquences "post-modernes" d'un Prospero, qui rappellent, par leur enflure, ce que Sokal et Bricmont ont épinglé de certaines pensées alors contemporaines dans leurs "Impostures intellectuelles" (très souvent hélas d'une façon paresseuse qui ne leur fait pas honneur). C'était en 1997, un an avant "La Plongée de Planck" : ce type de controverses était dans l'air du temps. Evidemment, utiliser le discours des imbéciles pour caractériser celui de la partie adverse relève d'une tactique qui doit plus à la rhétorique brute qu'à l'argumentation serrée. J'ai dans l'absolu peu de goût pour cela. Mais il est également vrai que le Prospero d'Egan est un crétin enfermé dans des certitudes plates et une grandiloquence sans fondement, un crétin dont la motivation est avant tout "d'inventer (..) sans être perturbé par la réalité des faits". Dont acte.

De façon plus subtile à mon sens, le récit valorise un discours "scientifique" difficile à pénétrer pour le lecteur. Celui-ci se retrouve alors exactement dans la position d'un Prospero dénonçant "un flot de jargon technique", et se voit par là-même renvoyé à l'injonction que lui oppose l'un des personnages : "si votre vocabulaire est trop limité, enrichissez-le". Manifestement Egan se positionne du côté du lecteur persévérant, qui ira augmenter ses connaissances pour comprendre le langage de la science contemporaine dont il truffe ses pages, et renvoie les autres à n'être que des écouteurs de fables archétypales creuses (*).

Le truc intéressant est qu'il le fait non dans un traité de philosophie mais au coeur même... d'une fable ! Une nouvelle de science-fiction n'est certes pas un compte-rendu du réel, loin s'en faut. Le discours "scientifique" qui nous y est servi est en outre un collage de science, de pseudo-science et d'imagination. Je note en outre ici deux faits troublants : 1. les protagonistes portent presque tous des prénoms rattachés soit aux mythes, soit à ses créateurs (**), ce qui est assez rare, pour le moins, dans le reste du recueil ; et 2. c'est _le seul_ récit du dit recueil qui ne soit pas écrit à la première personne, le seul dont la narration relève donc d'un narrateur qui n'est pas un personnage de l'intrigue. Greg Egan me semble ici laisser, consciemment ou non, des traces qu'il est aussi un crypto-Prospero tout puissant, dont la position d'auteur de SF le dégage du risque à la fois d'être trop "perturbé par la réalité des faits" et d'une argumentation serrée des thèses qu'il soutient : stricto sensu, il n'y a pas de thèse, juste des interactions entre personnages et stricto sensu, il n'y a _aucune_ possibilité physique pour que les deux récits (celui des originaux et celui des clones) puissent figurer au même endroit, dans le même livre : ils sont sur des branches causales totalement décorrélées, autant pour la réalité des faits.

Le récit de Plongée est donc bien l'objet d'une narration _magique_, ne relevant ni du scientifique (et pour cause !), ni de l'héroïque monotone gavé de mèmes archétypaux devenus idiots à force de plaquages a priori (la méthode Prospero) - mais comme une création départie de la déférence aux mythes, que seule la hard science peut produire, mais toute encore emprunte de mythes, une forme de synthèse _narrative_ au présent d'un futur sinon possible du moins plausible, manipulant d'autres mèmes et d'autres archétypes que ceux plus traditionnellement issus d'une relecture psychanalytique des mythes gréco-romains : la volonté de savoir du savant, sa capacité à se sacrifier pour la connaissance, l'absence absolue de toute considération politique dans _ce_ récit, qui en fait celui d'une aventure scientifique très "pure", la clôture narrative portée par d'un narrateur-dieu réunissant des fils qui en réalité ne peuvent pas l'être, etc.

La profonde ironie de la chose n'est ici pas loin de ce qu'un Platon réalise dans le Phèdre, je crois, lorsqu'il lance Socrate dans une profonde critique de... l'écriture, ou dans la République quand il prétend chasser le poètes et les dramaturges de la cité idéale. User d'une technologie que l'on condamne par ailleurs pour tenter des synthèses nouvelles, ou une réflexion du lecteur, ou un jeu avec les dispositif, pour le coup très... post-moderne. Volens nollens.

(*) et de "mauvaise poésie organique" ? Je n'irais pas jusqu'à soutenir que l'auteur trouve mauvais poète Baudelaire, dont il est ici question. Ce pourrait être l'opinion du narrateur, à l'extrême limite, si ce n'était que la citation est ici extraite de paroles de Cordelia ; il serait difficile d'affirmer qu'elle reflète _directement_ une pensée d'Egan. Mais outre que Cordelia est l'antithèse d'un Prospero présenté comme dépassé par les mutations des temps et ancré dans des formes de pensée obsolètes, Baudelaire représente, pour un mauvais connaisseur du XIXè siècle, l'exact détracteur de la pensée positive : on retrouve bien ici l'opposition sémantique entre science et mythopoïèse qui irrigue la nouvelle. Cette opposition fait cependant long feu : Baudelaire n'est ni un post-moderne, ni un contre-moderne, mais, selon le mot d'Antoine Compagnon, un antimoderne, résolument moderne, donc, et non point tant réactionnaire - il ne s'agit pas pour lui de revenir en arrière mais bien de reconnaître l'inéluctable mouvement - qu'ancré dans un pessimisme résolu, antithèse de l'optimisme des modernes, mais pas plus négateur des sciences que nostalgique des mythes anciens. Ce seraient, plus que Baudelaire, ses mauvais lecteurs qu'Egan épinglerait, du coup - et la critique serait en réalité faite à ses contemporains, aussi vrai qu'on peut s'étonner qu'à une époque si lointaine et dans une Athéna si rétrograde, ce soit un auteur du XIXè siècle qui exprime le mieux le concept de "mauvaise poésie".

(**) Gisela : héroïne d'opéra ; Timon : personnage célèbre pour sa misanthropie, mis en scène par Lucien de Samosathe et Shakespeare ; Vikram : abréviation de Vikramaditya, roi légendaire indien à la court duquel écrivit l'un des plus grands dramaturges indiens, Kalidasa ; Sachio est un poète de l'ère Meiji ; Tiet, je ne sais pas ; et bien sûr Prospero et Miranda.
Kliban
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Là où je m'évade, Biologie, L'en venir aux mots des amours homo, Peinture math et Sciences kâyou

Créée

le 28 sept. 2013

Modifiée

le 28 sept. 2013

Critique lue 777 fois

13 j'aime

20 commentaires

Kliban

Écrit par

Critique lue 777 fois

13
20

D'autres avis sur Radieux

Radieux
Nébal
9

Critique de Radieux par Nébal

Voici donc le deuxième volume de « l'intégrale raisonnée » des nouvelles de Greg Egan au Bélial'. Greg Egan, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, est un auteur australien (ce que l'on ne croise...

le 15 oct. 2010

4 j'aime

Radieux
rmd
8

Critique de Radieux par rmd

Second des trois recueils de nouvelles de Greg Egan édités au Bélial et aujourd’hui republiés au Livre de Poche, Radieux, tout comme son prédécesseur Axiomatique, présente les aspects les plus...

Par

le 29 janv. 2013

2 j'aime

Radieux
thierryhornet
9

Critique de Radieux par thierryhornet

Voici enfin le deuxième volume de l’intégrale des nouvelles de Greg Egan. "Enfin" dis-je parce que le premier volume, Axiomatique, publié l’an dernier, plaçait déjà la barre très haut et que Greg...

le 9 sept. 2012

1 j'aime

Du même critique

Le Premier Sexe
Kliban
3

Critique de Le Premier Sexe par Kliban

Impossible de mettre la note minimale à Zemmour. Non parce que le livre vaudrait quelque chose. Objectivement, le lire est une perte de temps - sauf pour ceux qui sont déjà convaincus et se...

le 14 nov. 2010

47 j'aime

22

Tao-tö king
Kliban
10

Autant en emporte le vent

Noter le Tao Te King, c'est noter le vent et c'est noter une traduction. Comme le site n'admet pas les doublons, je note le vent. Et comme le vent passe toutes les notes, mon humeur étant à cette...

le 7 nov. 2010

46 j'aime

Alice au pays des merveilles
Kliban
10

Top Disney

C'est sans doute l'une des meilleures adaptation des studio Disney. Et on ne peut malheureusement la goûter si on ne connaît pas son Wonderland et Looking Glass sur la bout des doigts ou presque...

le 24 déc. 2010

40 j'aime