Ravage
7.2
Ravage

livre de René Barjavel (1943)

" Vers minuit, le bruit courut que le cardinal Boisselier allait dire la messe à la Tour Eiffel. A la cime de la vieille Tour, une souscription publique avait élevé un autel d'or, à la veille de l'an 2000. De là-haut, à chaque Noël, le cardinal-archevêque bénissait la ville. La tradition persista même quand le Sacré-Cœur fut transporté sur la terrasse de la Ville Haute, et ravit à l'autel de la Tour le record d'altitude.
Le Sacré-Cœur détruit, l'autel de la Tour Eiffel dominait de nouveau la capitale blessée.
De toutes parts, les croyants, mystérieusement prévenus, accourent vers le Champ-de-Mars. Les prêtres viennent en surplis, la haute croix en main, entourés d'enfants de chœur qui balancent les encensoirs, suivis de tous les fidèles de leur paroisse, qui chantent des cantiques et serrent dans leurs mains les cierges allumés de l'église.
Les cortèges cheminent dans les rues, dans une lumière d'or, une odeur d'encens et de sueur, un grondement de centaines de voix d'hommes que percent les soprani des vieilles filles. Toutes les fenêtres s'ouvrent. Les indifférents, les sceptiques, ébranlés par la peur, se sentent pris de doute. Bouleversés, ils se joignent, en larmes, à la foule.
De longues chenilles lumineuses s'étirent vers la Tour Eiffel, se rejoignent et se confondent en un lac palpitant de cent mille flammes. Le vent s'est entièrement calmé, comme pour épargner les cierges. La foule y voit un signe du Ciel, et redouble de ferveur. Vingt cantiques différents, clamés chacun par des milliers de fidèles, composent un prodigieux choral qui monte vers les étoiles comme la voix même de la Ville suppliante.
Le vénérable cardinal Boisselier, âge de quatre-vingt-deux ans, n'a pas voulu qu'on l'aidât à monter les marches de la Tour. Il en a gravi, seul, cent vingt-trois. A la cent vingt-quatrième, il est tombé foudroyé par l'émotion et l'effort. Quatre jeunes prêtres qui l'accompagnaient ont pris son corps sur leurs épaules, ont continué l'ascension. D'autres prêtres, d'autres encore, les suivent sur les marches étroites. Le peuple des fidèles voit un ruban de lumière se visser peu à peu dans la Tour, atteindre enfin la dernière plate-forme. Une immense clameur monte jusqu'aux prêtres, les dépasse, rejoint le nuage de fumée qui s'étend sur le ciel. Le plus jeune des quatre abbés commence l'office. En bas, c'est maintenant le silence. Un grand mouvement fait onduler les flammes des cierges. La multitude vient de s'agenouiller. Elle se tait. Elle écoute. Elle n'est qu'une vaste oreille ouverte vers le haut de la Tour. Mais rien ne lui parvient des bruits de la messe. Elle n'entend que le lourd grondement de l'incendie.
Au bord de la Seine, un curé se redresse. De toute la force de ses poumons, il crie la première phrase de la vieille prière : " Notre Père qui êtes au cieux... " Toutes les bouches la répètent. Les bras se tendent vers le Père courroucé. L'une après l'autre, les phrases roulent sur la place, comme la vague de la marée haute. La prière finie, la foule la reprend et s'arrête sur deux mots : " Délivrez-nous! Délivrez-nous! " Elle les répète, encore et encore, elle les crie, elle les psalmodie, elle les chante, elle les hurle.
" Délivrez-nous! Délivrez-nous!... "
De l'autre côté de la Seine une coulée de quintessence enflammée atteint, dans les sous-sols de la caserne de Chaillot, ancien Trocadéro, le dépôt de munitions et le laboratoire de recherches des poudres. Une formidable explosion entrouvre la colline. Des pans de murs, des colonnes, des rochers, des tonnes de débris montent au-dessus du fleuve, retombent sur la foule agenouillée qui râle son adoration et sa peur, fendent les crânes, arrachent les membres, brisent les os. Un énorme bloc de terre et de ciment aplatit d'un seul coup la moitié des fidèles de la paroisse du Gros-Caillou. En haut de la Tour, un jet de flammes arrache l'ostensoir des mains du prêtre épouvanté. Il se croit maudit de Dieu, il déchire son surplis, il crie ses péchés. Il a envié, parjuré, forniqué. L'enfer lui est promis. Il appelle Satan. Il part à sa rencontre. Il enjambe la balustrade et se jette dans le vide. Il se brise sur les poutres de fer, rebondit trois fois, arrive au sol en lambeaux et en pluie.
Le vent se lève. Un grand remous rabat au sol un nuage de fumée ardente peuplé de langues rouges. Une terreur folle secoue la multitude. C'est l'enfer, ce sont les démons. Il faut fuir. Un tourbillon éteint en hurlant les derniers cierges. Dieu ne veut pas pardonner. "

Certes, il y a quelques incohérences dans ce roman, mais Ravage reste une de mes lectures les plus marquantes (j'étais jeune ceci dit, donc facilement impressionnable !).
L'écriture saccadée et implacable de Barjavel ainsi que son scénario apocalyptique en font un des romans les plus captivants que j'ai lu. Rien que pour la description de ses scènes de chaos et de fuite (la scène de l'asile est également géniale), je recommande ce livre qui laisse rarement indifférent.
Zephir
7
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Créée

le 5 mars 2011

Modifiée

le 22 sept. 2012

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Zephir

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