Edition lue : Bibliothèque de la Pléiade, mai 1987, édition et traduction par Régis Boyer


La saga est un point assez méconnu de notre histoire médiévale. Issue d’une île perdue dans le septentrion, peut-être la mythique Thulée, au croisement de plusieurs peuples et cultures, l’Islande a produit une littérature riche malgré son peuple épars de 40 000 âmes et ses conditions de vie difficiles.


Je conseillerai par contre d’éviter ce livre pour se familiariser avec les sagas. Je l’ai fait, un peu sans savoir dans quoi je m’embarquais. Si je ne l’ai pas regretté, la surprise étant bonne et la qualité de l’opus de Régis Boyer presque indiscutable, la lourdeur peut en rebuter certains. Sans même parler du prix, qui s’il est pleinement justifié, reste élevé si l’on n’y va pas en toute connaissance de cause.


Le terme de saga renvoie en France à un imaginaire très stéréotypé, fait de berserkir, de Valkyries et de héros légendaires. Or ici, s’ils apparaissent parfois ponctuellement, ce n’est absolument pas le propos des sagas islandaises classiques. Il en va de même pour les expéditions vikings : elles occupent vraiment peu de place, surtout en les comparant aux voyages commerciaux. Les sagas dites classiques sont plutôt de grandes fresques des luttes des clans du IXe et Xe siècles, principalement rédigés par des clercs anonymes aux XIIIe. Parfois elles s’attardent sur un seul personnage, parfois une famille, un district ou un clan. Leur style est laconique et ne laisse de place ni au lyrisme ni au drame et certainement pas au pathétique. Le ton est tragique mais ne délaisse pas plus l’ironie que l’humour, même s’ils sont respectivement féroce et noir.


Mais, et c’est là que les choses se compliquent, ce ne sont pas non plus des récits historiques. Si beaucoup de personnages sont réels, si beaucoup de faits relatés sont probables, les sagas restent des récits hautement romancés, à l’intertextualité marquée et écrits autour de 300 ans après l’époque en question, alors que l’écriture ne pouvait encore consigner ces écrits à cause des limites inhérentes aux runes. Ce serait comme raconter aujourd’hui la cour de la fin du règne de Louis XIV sans Saint-Simon ! Il ne faut pas non plus oublier que beaucoup de sagas comportent des éléments fantaisistes, légendaires voire même complètement fantastiques à base de trolls, draugur et autres revenants. Elles sont donc avant tout des œuvres d’auteur et chacune a son ton propre malgré certaines similarités propres au genre.


Dernier point, et non des moindres : l’homonymie, à la fois des noms de personnages et de lieux la généalogie et la pléthore de personnages en rendent parfois la lecture difficile. C’est certes un peu prosaïque, mais parfois l’on se perd entre les Thorsteinn, Thorgeirr, Thorgrímr, Thormódr, Thorbjörn, Thórólfr, Thorrleifr, Thorleikr, Thorkell… Surtout qu’il y en a parfois plusieurs. Cela dit, l’avantage est que vous ne vous plaindrez plus jamais du nombre des personnages de Game of Thrones. Pareillement concernant les lieux : combien de Hof, de Holt et de Tunga ? Au niveau de la généalogie, toute la famille y passe. On remonte vraiment jusqu'à la grand-tante du cousin de la mère du grand-père de la sœur du père de l’oncle de la grand-mère. Vous êtes perdus ? Moi aussi, rassurez-vous.


Concernant mon avis détaillé sur chaque saga, il est strictement personnel, tient plus de la note de lecture qu’autre chose et ne se gêne pas pour révéler certains points d’intrigue. Il n’y a de toute façon pas vraiment de spoiler possible : le dénouement tragique est souvent connu et anticipé dès le départ. L’important n’est pas ce destin, auquel chaque islandais sait qu’il ne peut échapper, mais le fait de rester conforme à sa nature et d’agir honorablement. Pour en finir : cette édition est remarquable. Les commentaires et présentations de Régis Boyer sont intéressants, érudits et instructifs. Ils permettent en plus d’en apprendre beaucoup sur la civilisation des anciens islandais, tant sur leur mode de vie que leur religion. Selon certains spécialistes plus récents, n'étant pas historien de formation, il ne serait pas non plus exempt de tout reproche mais personne ne semble avoir fait mieux non plus.


Saga d'Egill, fils de Grímr le Chauve. Une formidable aventure sur plusieurs générations empruntant tant à l'histoire qu'à la poésie scaldique et au mysticisme odinique. Le style laconique, l'histoire retorse et l'humour noir à souhait font en plus un excellent ménage.


Saga de Snorri le Godi. Plus éclatée, souvent moins passionnante mais non moins remarquable. Plus difficile à suivre également, les homonymes étant légion tandis que les surnoms et les noms prennent parfois des accents aux similitudes troublantes.


Sagas du Vínland. Les qualifier de lapidaires serait un euphémisme mais elles représentent une tranche extrêmement intéressante de mythe et d'histoire entremêlées, nous en apprenant beaucoup sur ces grands explorateurs et leur représentation du « Nouveau Monde » et de la « terre verte ». Terre verte qui l’était effectivement à l’époque, avant le petit âge glaciaire.


Saga des gens du Val-au-Saumon. Si la première partie se présente comme une saga de district à l'image de celle concernant Snorri le godi et cultive le goût de l'anecdote, la seconde est une spirale tragique alternant rivalités, mariages, meurtres et vengeances. L'amour et mort y sont des thèmes centraux ; à tel point même que mise à côté d'une tragédie classique cette seconde partie de la saga ne détonerait pas. Et puis Gudrún ! Quelle femme ! Quel personnage !


Saga de Gísli Súrsson. Excellente elle aussi, cette saga est un récit condensé tragique, parfaitement cohérent et ordonné. L'humour et les sentiments, un peu plus présent ici, humanisent un personnage héroïque dont le seul défaut est la destinée malchanceuse, percluse de rêves lourds de signification.


Saga des frères jurés. Intéressante en ce qu'elle explore le lien indestructible qui lie deux frères jurés, pour le reste c'est très bon sans arriver au niveau dramatique de la Saga des gens du Val-au-Saumon. Sinon pour Thorgeirr : alerte psychopathe.


Saga de Hávardr de l'Ísafjördr. Une saga moins ambitieuse, plus manichéenne aussi. Elle n'en reste pas moins agréable à suivre et fait office d'un excellent amuse-bouche avant d'aborder la saga de Grettir.


Saga de Grettir. Encore un exemple, après celui de Gísli, qu'en Islande, la malchance ne pardonne pas. Grettir, surnommé un peu à tort « Hercule islandais » – leur principal point commun est leur force hors du commun, leurs destinées légendaires étant clairement d'un tragique différent – est l'archétype du proscrit solitaire, aussi injuste et tyrannique qu'héroïque. Le récit est parfaitement mené et tout à fait cohérent, partant du récit des aventures de ancêtres du héros jusqu'à la magistrale vengeance de sa mort.


Saga des chefs de Val-au-Lac. L'illustration contraire de la saga précédente : si la malchance est un incurable et malheureux fatum, la chance peut faire bien et renom d'une lignée, tant que l'on accepte le reste de son destin. Si le récit est plus décousu que les sagas centrées sur un seul personnage, le résultat reste cohérent grâce au thème filé du destin – dont le champ lexical est immensément riche en vieux norrois –, admirablement traité. On notera l'inhabituelle adaptabilité des héros, souvent avant l'heure, au valeurs chrétiennes. Catéchisme de l'auteur ou scribe zélé ?


Saga de Glúmr le Meurtrier. On renoue ici avec l'ambiguïté morale propre au sagas, par ailleurs étrange au regard de leurs auteurs : majoritairement des clercs. Évidemment, le petit chronique sur la christianisation de l'Islande est présente, comme la conversion obligée du héros en vie à cette période, mais ce ne sont que de timides addenda. Pour le reste, l'histoire joue habilement de schémas de répétition et la rouerie de Víga-Glúmr est assez prenante.


Saga des gens du Svarfadardalr. Ce n'est clairement pas la meilleure du lot et les scènes mémorables s'y font plus rares. Après, malgré les manques, les éléments propres à toute saga qui se respecte sont là.


Saga de Hrafnkell Godi-de-Freyr. Condensée et efficace. Une saga maîtrisée et cohérente, assez moraliste. Elle va plus loin dans ce sens que les sagas de clercs habituelles : la structure même du récit est pensée et construite pour nous y amener.


Saga de Njáll le Brûlé. Le génie des rédacteurs de saga éclate encore une fois. Ils n’ont absolument rien à envier aux plus grands auteurs tragiques, dans un style laconique qui leur est propre. Mieux encore, le texte dans son économie de moyens (il suffit de comparer l’apparente simplicité des sagas à la retorse poésie scaldique) garde une cohérence impeccable malgré ses changements incessants entre les multiples personnages et sa division en trois partie et presque autant de personnages principaux (sans compter la partie introductive, plus Flosi et Kári qui sont indissociables dans la troisième). Le lien y est fort, direct même. On navigue donc entre ces cycles d’amitié et de vengeance, de haine et de réconciliations. La saga ne perd jamais son sens de l’humour, souvent macabre ou fatidique, toujours piquant, rarement grossier, jamais vulgaire.

Brad-Pitre
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le 29 mars 2019

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