Salammbô
7.5
Salammbô

livre de Gustave Flaubert (1862)

Salammbô. Ce prénom résonne, féminin, exotique, rond, poétique, évocateur d'un orient lointain et fantasmagorique. Salammbô est la fille du puissant suffète Hamilcar Barca - le père du grand Hannibal qui se permet d'ailleurs une petite apparition en tant qu'enfant -, prêtresse qui a juré chasteté auprès de la puissante déesse punique Tanit. Salammbô est pourtant un personnage secondaire, ou du moins objet des convoitises des deux factions qui s'affrontent. Voilà que les mercenaires qu'avaient acheté les Cartaginois pour leurs guerres contre Rome, se rebellent, déçus de la maigre solde que Carthage, avarde, leur a donné. Ils s'imaginent les formidables richesses de cette cité et décident de la piller.


Salammbô est la femme orientale par excellence, celle pour laquelle on se bat comme Hélène devant les murs de Troie. Elle est plus encore l'expression de l'orient, sensuelle, d'une beauté fulgurante. Elle est fictive, et Flaubert en fait le symbôle non seulement de Carthage tout entière mais de l'orient dans ce qu'il a de plus beau. S'inspirant de la guerre des mercenaires qui fait suite à la première guerre punique, et disposant d'assez peu d'informations sur le déroulé précis des faits Flaubert se concentre sur la restitution, prodigieuse, des fastes de la cité punique : entre la myre et l'encens, les pendentifs couverts de jaspes et de diamants, les tenues chamarées, les temples vénérables où demeurent des dieux ancestraux, c'est un univers extraordinaire que Flaubert, en archéologue littéraire fait ressurgir.


Le grand Matho, chef des mercenaires tombe amoureux au premier regard de cette fille extraordinaire. La voilà à sa terrasse, du haut de son palais, et lui, en bas, la contemplant dans la nuit récitant ses prières. Il rêve de la ravir, comme il rêve de ravir Carthage et ses prodigieuses richesses. C'est donc une Carthage érotique, sensuelle, prodigieusement prospère que nous décrit Flaubert, violente aussi, cruelle où la crucifixion succède à l'érotisme, où les pires supplices côtoient les délicatesses infinies des tenues orientales. C'est par une description d'un style parfait et profondément savant que Flaubert parvient à nous communiquer son univers. Le lecteur, même averti, croisera à chaque page des mots inconnus, et l'inconnu laisse place à toute l'imagination. On met derrière le mot délicieux à la mystérieuse consonance pléthores de pierreries, d'armes et de parfums orientaux. L'inconnu du vocabulaire n'est que l'inconnu d'un orient qu'on nous invite à réinventer.


Les premières pages sont déroutantes, très descriptives et constituent peu à peu par un univers lexical l'univers punique. Le livre est d'apparence austère. Il rebutera le lecteur peu assidu mais pour celui qui fera preuve de patience il offrira un péplum digne des plus grands films hollywoodiens : à la fois tragédie et romance morbide, et roman de guerre. Les éléphants enragés de Carthage qui déferlent sur les barbares et dévastent des rangées d'hoplites dont les sarrices d'airin ne sont plus que de vulgaires brindilles, des corps sanguinolents qui gisent sous la chaleur du désert à la merci des lions, des vieillards qui pratiquent des libations incantatoires, couverts de khôl, des tiares d'émeraude et d'ivoire sur la tête, de la romance, des pains, des jeux et beaucoup de sensualité.


Ca termine mal pour les barbares bien sûr, et pour la belle Salammbô. Il y a, outre le péplum, de la tragédie grecque dans ce récit. Roman historique et fantasme absolu de l'auteur malgré une minutie descriptive et un sens du détail inégalable, le livre est une pure merveille : action, bataille, érotisme et romance, rivalités politiques, la quintessence du péplum, version non édulcorée. Le sang coule à flot, sur le souvenir de cette grande Carthage. Et pourtant tout est si délicat chez Flaubert, et plus encore qu'un récit il nous invite à voyager dans un rêve fabuleux et antiquisant, ne serait-ce que par cet incipit resté célèbre :



C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Halmicar.



Une invitation à lire ce roman, au demeurant assez bref, mais prodigieux de bout en bout. Une leçon de style.


Voici quelques illustrations du style, d'abord l'aspect péplum, qui n'a rien à envier au cinéma dans son grandiose et sa violence :



Afin de mieux leur résister les Barbares se ruèrent, en foule compacte ; les éléphants se jetèrent au milieu, impétueusement. Les éperons de leur poitrail, comme des proues de navire, fendaient les cohortes ; elles refluaient à gros bouillons. Avec leurs trompes, ils étouffaient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-dessus leur tête ils les livraient aux soldats dans les tours ; avec leurs défenses, ils les éventraient, les lançaient en l'air, et de longues entrailles pendaient à leurs crocs d'ivoire comme des paquets de cordages à des mâts. Les Barbares tâchaient de leur crever les yeux, de leur couper les jarrets ; d'autres, se glissant sous leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu'à la garde et périssaient écrasés ; les plus intrépides se cramponnaient à leurs courroies ; sous les flammes, sous les balles, sous les flèches, ils continuaient à scier les cuirs, et la tour d'osier s'écroulait comme une tour de pierre.



Quant à cette manière dont à Flaubert d'évoquer un inconnu pour susciter chez le lecteur une imagination sans borne, en voici un aperçu :



D'abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d'argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l'on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d'orge, et des escargots au cumin, sur des plats d'ambre jaune.
Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes : avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d'assa foetida. Les pyramides de fruits s'éboulaient sur les gâteaux de miel, et l'on n'avait pas oublié quelques- uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l'on engraissait avec du marc d'olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs.



Tout ce souci du réalisme, extrême, de véracité quasi absolue de Flaubert se heurte pourtant au romantisme du sujet. Salammbô n'est rien de plus qu'Emma Bovary prisonnière dans un palais antique. Elle se rêve femme libre et désirée, avec son caractère hautain, presque bourgeois. Pire, la vision de Flaubert de Carthage est certes exacte dans ses descriptions, du moins autant qu'il l'était possible à l'époque de l'être, mais son histoire, elle, a tout du roman moderne : un esclave brise ses chaînes et se dresse contre l'adversité, pour une femme et pour la liberté ; les sentiments, la violence, la romance sont extrêmes, l'orient est orientaliste, affreusement barbare et violent comme on se l'imaginerait volontiers. Flaubert demeure un homme de son temps. Et c'est précisément ce contraste entre le fond et la forme, l'écart entre les deux époques, Flaubert conscient qui tente de gommer ses biais contemporains, Flaubert inconscient qui les distille dans l'oeuvre, qui fait toute la saveur, exaltée, romanesque, péplumesque en un sens de Salammbô.

Tom_Ab
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le 9 avr. 2017

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