Soumission
6.4
Soumission

livre de Michel Houellebecq (2015)

Quand on parle de littérature contemporaine, une expression revient très souvent : la « mise à mort du romantisme ». Houellebecq, dont la prose est depuis longtemps au service d'un propos cynique et désabusé, pourrait être considéré comme l'un des chefs de file de cette tendance qu'on dit généralisée, qui consisterait à nier en bloc toute forme de sentiment au profit d'une intellectualisation tous azimuts, de construire des univers et des personnages qui, d'autorité, excluent toute éventualité d'amour, d'espoir ou de rédemption. Des antihéros usés, possibles reflets de leurs auteurs, qui n'ont à vrai dire jamais été autrement qu'usés, dont le désespoir est cependant atténué par celui qui flotte autour d'eux, limitant leur solitude par ce qu'on pourrait appeler une certaine laideur généralisée du monde. Ce qui est intéressant avec cette mouvance littéraire, c'est de voir jusqu'à quel point s'y exerce le cynisme, si les auteurs qui la composent sont réellement capables d'assumer jusqu'au bout leur esprit nihiliste ou s'ils abdiquent en cours de route.

Et Houellebecq est un abdicataire. Un lâche, d'une certaine manière, incapable de tenir la distance dans sa propre course vers l'autodestruction. Sa hantise est le regret. Soumission en dresse la plus brillante synthèse, à travers cette simple phrase de conclusion : « Je n'aurais rien à regretter. » Une hypothèse formulée avec avec douleur mais aussi avec espoir, quand l'horizon de son personnage s'ouvre sur la certitude d'un recommencement, qui promet une sorte de bonheur dont on ne saura pourtant rien. Pendant tout le livre, Houellebecq s'accroche au style qu'on lui connaît, recourant à des personnages et des institutions réels pour renforcer le sentiment de désespoir social qui se dégage comme souvent de ses textes. Depuis La Possibilité d'une île, l'auteur rejette en bloc l'imagination, se bornant à une réalité qu'on pourrait toucher, qu'on côtoie tous les jours à la télévision ou dans les journaux, ces vecteurs de mauvaises nouvelles qui donnent envie d'une échappatoire que Houellebecq s'acharne à refuser à son lecteur. Anti-romantique par excellence, cette attitude, qui avait atteint un pic affreux avec La Carte et le territoire, se retrouve ici dans toute sa froide agressivité, ce qui pose non seulement des problèmes de lecture mais permet aussi de s'interroger sur la véritable nature de ce livre, entre politique fiction et outil de propagande machiste. Pourtant, l'extrême cynisme de l'auteur et de son alter ego se fissure au fur et à mesure de la progression de l'intrigue.

Soumission n'a rien à voir avec le brûlot annoncé, et l'étrange publicité qui lui a été faite le jour de sa parution n'a tout simplement, en vérité, rien à voir. L'islam, dans Soumission, est un idéal, précisément la seule échappatoire du personnage contre sa propre destruction. « Pour l'islam […] la création divine est parfaite, c'est un chef-d’œuvre absolu. Qu'est-ce que le Coran au fond, sinon un immense poème mystique de louange ? » écrit l'auteur, qui oppose par ailleurs l'islam aux autres religions en rappelant qu'il ne laisse aucune place au doute ni à l' « inadéquation », allant jusqu'à nier l'équivalent islamique du diable : « l'islam accepte le monde tel qu'il est. » Non, le contenu polémique de ce livre est à chercher à un tout autre niveau, résumé en cette simple phrase : « Il y a […] un rapport entre l'absolue soumission de la femme à l'homme […] et la soumission de l'homme à Dieu. » Dans la mythologie houellebecquienne, qui met toujours en scène des hommes dont le plaisir est de nature exclusivement sexuelle, cette phrase offre un excellent angle d'attaque que confirme par ailleurs la terreur qu'éprouve le personnage à l'idée de ne plus pouvoir ressentir de jouissance. Une terreur sans fin, qui s'exprime en flashs douloureux, ne laissant aucun répit, comme si, chez l'auteur, on ne vivait entre deux fellations, levrettes ou sodomies que par nécessité biologique. Et il n'est de plus grand plaisir, pour un lecteur qui douterait de la justesse de ce point de vue (un « romantique », donc), que constater l'abdication de Houellebecq.

Soumission rappelle beaucoup, dans son discours, le film « La Grande Bellezza » réalisé par Paolo Sorrentino, qui racontait la décadence d'universitaires âgés et pontifiants, leur désespoir absolu, leur impuissance à trouver un sens à leur vie autrement que dans la négation de soi (drogues, partouzes, déification d'un Art immortel et absolu, jeux de pouvoir destructeurs). Comme chez Sorrentino, dans Soumission, le bonheur s'entretient à travers le souvenir de la jeunesse, le souvenir de cette période où l'homme et la femme n'ont pas encore été corrompus par leur propre orgueil ou la folie du monde. Le bonheur s'y fantasme par l'espoir d'un retour impossible à des valeurs perdues de vue, la première étant l'amour, et sa poursuite conduit l'adulte aux folies les plus désespérées. Dans Soumission, la « politique fiction » sert d'écrin à une réflexion sur le bonheur en fuite et l'obsession de le retenir. L'islamisation reconnue et officielle d'un pays en proie au chaos ouvre des perspectives d'avenir propices à l'espoir. L'omniprésence des femmes voilées, studieuses, silencieuses, sans visage et sans nom, « soumises », permet au personnage d'envisager la possibilité d'un amour simple, aveugle, dénué de toute intellectualisation et d'où le doute serait donc exclu. D'apparence misogyne, le propos se fond habilement dans la description d'un futur à la fois effrayant et attirant, qui joue avec la morale du lecteur avec, sans doute, une habileté dont Houellebecq n'avait jamais fait preuve jusqu'ici, interrogeant sans aucune pitié mais avec beaucoup de recul le rapport de l'homme à ses propres origines. C'est un récit masculin, comme tous ses autres livres, et comme d'habitude il théorise sur des notions sexuelles qu'il fissure, pourtant, et pour la première fois de façon aussi nette, en les apposant à des notions romantiques. Ici, la romance, c'est la soumission, avec tout ce que cela implique de réflexion délicate ; Houellebecq donne au lecteur, pour la première fois depuis des lustres, la possibilité de s'interroger en profondeur sur sa propre morale et sur la signification que revêt pour lui le mot bonheur.

Pour étayer cette réflexion complexe et pleine de pièges moraux, l'auteur retrouve sa France habituelle : personnalités politiques ou médiatiques, déni initial et absolu de toute humanité, dans un cadre où se marchandent le sexe et le savoir (la Sorbonne qui attise la convoitise de businessmen soucieux de lustrer leur image). L'homme y est plus que jamais dénué de repères, d'amour – envers les figures parentales notamment, à peine citées, celle de la mère se résumant à une « putain névrosée ». L'antihéros, nommé François, est une coquille d'homme vidée de l'intérieur, un homme égoïste à mourir, représentatif de son temps et de sa société, pour qui le plaisir sexuel est une condition à la naissance du sentiment amoureux, pour qui toute personne autre que soi-même est une potentielle source d'emmerdements... François incohérent de bout en bout, prétendument pas intéressé par la politique mais se répandant en analyses, détestant ses semblables universitaires mais tombant dans les mêmes travers qu'eux. Les références littéraires dans lesquelles nage ce livre (Huysmans en première ligne) n'ont même pas besoin d'être comprises : à l'image des autres noms dont on fait le dropping permanent et vain (Pujadas, Le Pen, Bayrou, Mélenchon...), ce sont des figures plus mortes que vivantes qui s'agitent depuis leur tombeau, qui occupent le cerveau de l'auteur/personnage pour lui éviter de sombrer dans un trou noir d'interrogations intimes. Le style d'écriture, tout à fait en phase avec le cynisme et le désespoir ambiant, est comme toujours chez Houellebecq assez direct est leste, ponctué de salves d'humour grinçant ou de nihilisme absolu qui font toujours de l'effet. La narration, très fluide, raffinée sans excès, est systématiquement empêchée par de ronflants monologues de personnalités diverses qui construisent en trompe-l’œil une réflexion politique. L'abdication de Houellebecq se lit en ce qu'il organise l'écroulement de cette réflexion, le resserrement d'enjeux prétendument nationaux à l'expression d'un mal intime qu'on envisage ici, et pour la première fois, de prendre à bras le corps. On y retrouve bel et bien les traces d'un romantisme malade, attachant autant dans son propre déni que dans son refus à disparaître complètement, porté par une écriture qui semble avoir atteint son point de maturité.
boulingrin87
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le 20 janv. 2015

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Seb C.

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