L'éloge du sédentaire par un nomade, ou la théorie des bocages.

Que penserait Sylvain Tesson s'il avait la connaissance de SensCritique et de cette habitude maintenant acquise de noter et critiquer systématiquement chaque livre lu ? Sans doute, beaucoup de mal. Qu'importe, si je dis au moins un peu de bien de son oeuvre ! Sur les chemins noirs s'inscrit dans une habitude de l'auteur, de faire d'un journal de bord d'un de ses nombreux périples un roman, et d'en savourer chaque panorama, relevé d'un style agréable et peu emphatique, de se plaire dans les pensées les plus cyniques et acides d'un homme aussi courageux que fuyard. Si c'est à dire que l'auteur n'aime pas son époque, ce n'est pas très clair, car il est un paradoxe profond dans cette oeuvre : l'homme ne jure que par le sédentarisme et l'enracinement, et fait cet éloge en se promenant, lui, le citadin parisien qui vivait entre la France et la Russie, chantre du libéralisme et âpre critique de l'assistanat. C'est tout le paradoxe d'une époque étrange, où l'on est nostalgique d'hier avec les moyens d'aujourd'hui. Conservateur des valeurs d'autrefois, admirateur de la ruralité actuelle. Sylvain Tesson est tombé, il a vu son corps diminué, amputé de ses capacités d'antan, un peu comme la France d'aujourd'hui. Ce livre est donc la balade d'un homme mutilé, dans une France mutilée, pour aller mieux, de mieux en mieux. Le projet est fascinant : ces régions hyper-rurales que les élites regardent avec honte, mépris et dédain, qu'ils veulent moderniser à tout prix, "désenclaver" se retrouvent être des trésors, faisant revivre une âme ancienne par des vestiges de temps anciens. Ces montagnes païennes, constellées de croix chrétiennes, comme des étoiles, se perpétuent dans l'incandescence des temps. Les chemins noirs, chemins oubliés par les modernes, sont le terrain de jeu d'un auteur qui, en se ressuscitant lui-même, ressuscite un peu un art de vivre français, jusqu'au littoral magnifique et battant du Cotentin.


Le livre est une réflexion profonde et ambiguë sur la France moderne, qui résiste plus qu'ailleurs à la mondialisation. Est ce grâce à cet "extravagant morcellement", et à ces paysages sauvages qui ne se laissent pas globaliser ? Est ce par sa littérature ? Est-ce par sa ruralité ? Pourquoi la France n'est-elle ni celle d'hier, ni vraiment un pays standard et globalisé ? Pourquoi est-elle plus que les autres dans cet entre-deux qui refuse à la fois la globalisation et la conservation intégrale ? Pourquoi ce pays de l'atome et du périurbain refuse de n'être ni un pays de béton, ni un pays de campagne ? Qu'est ce que la France, ce pays qui fait cohabiter les mangeurs de pistou et la dentellière de Cambrai, et qui ni ne vit, ni ne meurt, dans une stagnation étonnante et vaine ? Sylvain Tesson se balade donc parmi ces énigmes, sans jamais y répondre, et presque, par ses réflexions, entre Maurras et Jaurès, se fait la France elle-même, en faisant vivre ensemble des idées inconciliables, en refusant de trancher tout à fait entre le monde d'aujourd'hui et celui d'hier. Y-a-t'il d'ailleurs besoin de trancher ? Pourquoi trancher ? Face à ses amis russophiles, il se fait le défenseur du petit territoire français si proche de lui. Face aux paysans, il se fait le citadin qu'on juge. Face aux lecteurs, il se fait vagabond énigmatique, éternel convalescent. Dans son écriture, se retrouvent les échos de Chateaubriand, des anarchistes, des identitaires, des libéraux et des écologistes. Dans son style, s'épousent les joyaux de Flaubert et la prose de Houellebecq. Dans son rapport au pays, une comparaison incessante avec la Russie, cette grande petite sœur que l'on n'hésite à aimer. Dans son rapport à l'Histoire, cette fascination pour l'Ancien Régime catholique, ce rejet du maçonnique laïc, mais une tendresse pour l'atome de De Gaulle. Sylvain Tesson, dans toutes ses contradictions, n'est-il pas un peu de cette France qui se hait tant, parce qu'elle s'aime trop ? N'est-il pas comme elle ce résistant extravagant, anarchique, impertinent et incohérent qui résiste à la mondialisation sans encore trancher pour une autre voie qu'elle finira par prendre ?


Dans ces tribulations, une théorie intéressante m'a particulièrement plu, voire estomaqué : la théorie des bocages. Ce bocage, essentiel aux terroirs français depuis mille ans, est un lieu clôt par des hais, qui résiste aux agressions naturelles tout en restant ouverte à l'air et aux animaux extérieurs. Elles paraissent être le secret de la résistance du pays, et même la solution pour demain. La France sera toujours la France, sûre d'elle-même, protégée, bien dans ses terroirs et pourrait alors s'ouvrir au monde extérieur. Utopique, mais intéressant. L'auteur fait une déclaration d'amour à la ruralité française, qui se bat et meurt, mais qui vaincra. Si le contemporain ne cesse de vouloir désenclaver les campagnes, en construisant des routes, en installant Internet, Tesson nous interroge sur la nécessité de conserver des zones totalement blanches. Ne sont-elles pas importantes elles-aussi pour un pays, désenclaver n'est-ce pas un peu asservir ? L'existence de ces deux France s'avère être nécessaire, voire vitale, presque charmante. Il est difficile de savoir si l'auteur souffre d'un excès de romantisme ou de naïveté. De mélancolie, peut-être. Mais n'est ce pas la France ? Le romantisme, la naïveté et la mélancolie ? Et le tout célébré sous la plume et le style, dans un roman de littérature.

PaulStaes
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le 5 janv. 2018

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Paul Staes

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