Un roman magnifique, qui est à la fois une somme dépassant tous ses précédents livres, et une somptueuse porte d’entrée dans l’univers d’Antoine Volodine et des écrivains post-exotiques, pour ceux qui ont encore la chance d’avoir tout à découvrir (paru fin août 2014 aux éditions du Seuil).


Après l’échec et le naufrage de la Deuxième Union Soviétique, suite aux accidents en chaîne de petites centrales nucléaires déglinguées et à l’écroulement de l’Orbise, dernier bastion de résistance de ceux qui luttaient pour un monde égalitaire, Iliouchenko, Kronauer et Vassilissa Marachvili, trois combattants en bout de course, se réfugient dans des territoires devenus inhabitables à cause des radiations, pour échapper au massacre des derniers d’entre eux.


«Et puis, maintenant, le phare de l’Orbise n’éclairait ni le monde ni le petit territoire où s’étaient amassés ses ultimes partisans. Toutes les sauvageries allaient réapparaître. Tout ce que nous n’avions pas eu le temps d’éradiquer pendant nos courts siècles de pouvoir. La morale des tueurs et des violeurs allait se substituer à la nôtre. Les cruautés ancestrales ne seraient plus taboues et, de nouveau, comme dans la période hideuse qui avait précédé l’instauration de la Deuxième Union Soviétique, l’humanité allait régresser vers son stade initial d’homme des cavernes. Ses idéologues se rallieraient à ceux qui depuis autrefois prônaient l’inégalité et les injustices. Ses poètes mercenaires chanteraient la culture des maîtres. La soldatesque ne serait plus tenue en laisse. La danse de l’idiotie et du sang allait reprendre.»


Allant vers l’avant et vers la mort tout en s’entraidant, dans des espaces désertés de steppe et de taïga, ils vont se rapprocher du kolkhoze «Terminus radieux», communauté isolée du monde et de la ligne du parti depuis très longtemps, dont le président est un certain Solovieï, un homme imposant au physique de moujik hirsute, sorcier étrange qui recourt à des pratiques incestueuses et obscures, assisté de la Mémé Ougdoul, dont l’organisme est, comme celui de Solovieï, insensible aux radiations et qui gère les humeurs et appétits de la pile nucléaire, enfoncée dans le sol du kolkhoze depuis l’accident de la centrale locale.


«Solovieï quant à lui ne poussait jamais la porte de l’école pour parfaire l’éducation de ses filles. Il préférait se rendre à l’intérieur de leurs rêves. Qu’il choisit pour ce faire de traverser le feu, de s’engager corps et âme dans l’espace noir ou de se mettre à voler puissamment dans les ciels chamaniques, il aboutissait certaines nuits au cœur de leur sommeil et il y entrait sans frapper.»


Dans une nature abimée par l’homme pour des siècles, qui retrouve une majesté sauvage avec la raréfaction des humains, les errances de cette communauté et celles d’un groupe de soldats qui recherchent dans la steppe un camp où finir leur voyage, tels «un groupe de zombies au dernier stade de l’existence», forment un récit poignant sur une humanité crépusculaire, dans un espace où le temps et l’existence semblent s’étirer indéfiniment, et dans des directions paradoxales, créant des images d’une force inouïe et un univers de la pâte dont sont fait les rêves.


«Au-dessus de la steppe le ciel étincelait. Une voûte uniformément et magnifiquement grise. Nuages, air tiède et herbes témoignaient du fait que les humains ici-bas n’avaient aucune place, et, malgré tout, ils donnaient envie de s’emplir les poumons et de chanter des hymnes à la nature, à sa force communicative et à sa beauté.»


Comme Solovieï, Volodine est chamane, infusant dans ses romans tout ce qui l’a précédé et ici les contes en particulier, et faisant s’élever un récit somptueux, terriblement noir et nostalgique, et teinté de cet humour insensé et jamais entamé malgré les défaites.


«Le train cahote sur sa route à petite allure. Les passagers sont affalés dans la pénombre des voitures. Ils ne sont pas tous morts mais prétendre qu’ils sont vivants serait excessif.»

MarianneL
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Mes plus belles lectures en 2014 et Mes dix plus belles lectures ou relectures d'Antoine Volodine en 2014

Créée

le 17 juil. 2014

Critique lue 2K fois

14 j'aime

3 commentaires

MarianneL

Écrit par

Critique lue 2K fois

14
3

D'autres avis sur Terminus radieux

Terminus radieux
MarianneL
10

Critique de Terminus radieux par MarianneL

Un roman magnifique, qui est à la fois une somme dépassant tous ses précédents livres, et une somptueuse porte d’entrée dans l’univers d’Antoine Volodine et des écrivains post-exotiques, pour ceux...

le 17 juil. 2014

14 j'aime

3

Terminus radieux
David_Benoit
5

S’ennuyer pendant 1218 ans, ou le double

Bon OK y’a beaucoup de critiques très élogieuses, Prix Medicis tout ça tout ça. Mais qu’est-ce que je me suis ennuyé en lisant ce bouquin ! Oui je comprends la prouesse littéraire, les effets de...

le 5 avr. 2015

10 j'aime

5

Terminus radieux
Nanash
6

Critique de Terminus radieux par Nanash

Des vivants, des morts et surtout des damnés entre les deux tentent de vivre, tentent de survivre dans les décombres de la seconde union soviétique. Des groupes se forment, s'attirent près des points...

le 20 mai 2015

8 j'aime

4

Du même critique

La Culture du narcissisme
MarianneL
8

Critique de La Culture du narcissisme par MarianneL

Publié initialement en 1979, cet essai passionnant de Christopher Lasch n’est pas du tout une analyse de plus de l’égocentrisme ou de l’égoïsme, mais une étude de la façon dont l’évolution de la...

le 29 déc. 2013

36 j'aime

4

La Fin de l'homme rouge
MarianneL
9

Illusions et désenchantement : L'exil intérieur des Russes après la chute de l'Union Soviétique.

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de...

le 7 déc. 2013

35 j'aime

Culture de masse ou culture populaire ?
MarianneL
8

Un essai court et nécessaire d’un observateur particulièrement lucide des évolutions du capitalisme

«Aujourd’hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous...

le 24 mai 2013

32 j'aime

4