L’analyse du roman de Mauriac en tant que satire de la bourgeoisie provinciale, si elle ne peut être considérée comme fautive, n’est pas satisfaisante en ce qu’elle laisse imaginer une assez fruste pièce balzacienne – s’entend : une mise à nu de la société à travers une sélection de personnages typés. L’intérêt particulier de Thérèse Desqueyroux me semble être à chercher bien plus profondément dans les finesses de la structure du texte.


L’architecture générale est habile : le long monologue interne de Thérèse dilate le rythme du court texte et parvient entre autres à exprimer et faire ressentir le relief de personnages évoluant dans le temps, ébranlés par des crises profondes qui jalonnent de longs moments d’attente. Bien qu’efficace, cette narration ne marque aujourd’hui plus par une originalité particulière. Plus fines et discrètes, ce sont des modulations sur les registres de langage qui colorent les personnages.
Ainsi Bernard, qui sommairement exécuté lors de la scène de noces (quant à son portrait comme à sa valeur aux yeux du lecteur), atteint une certaine profondeur au fil du récit. Son image est lentement recomposée à partir de bribes de paroles nuancées et de gestes étonnamment délicats, jusqu’au dernier acte où, toujours symbole de dégoût, les traits de sa silhouette se muent en ceux d’un potentiel sauveur. Sa maîtrise du langage permet à Mauriac d’admirables peintures étonnantes de concision – le conservatisme matérialiste des générations aînées à travers leur langue campagnarde ; la légèreté nauséeuse d’Azévédo.


Mais c’est avant tout le personnage de Thérèse qui s’impose sous la plume de Mauriac. Héroïne suffisamment forte pour se ranger dans la lignée des personnages féminins à l’instar de Carmen, d’Emma Bovary, ou de Nana, qui en même temps qu’elles avaient offert leur nom à leur roman ont donné naissance à un mythe entier, Thérèse ne prend pas la pose : elle se dessine, faible et sale, à travers l’ombre.
Son portrait psychologique est saisissant : assassine séquestrée à l’homosexualité refoulée, elle fait chair commune avec la détresse et la noirceur qui la rongent. À travers un physique des plus repoussants – ongles jaunis par la nicotine, yeux creusés et profil écorché – qui ne fait qu’encore rejeter le lecteur dans ses retranchements, elle rayonne dans sa liberté, en dressant malgré elle au-dessus de sa propre personne l’idéal de la femme affranchie qui se noie, anonyme, dans les foules des villes. Elle écarte d’un même mouvement la condamnation et la pitié.


Reste un appel saisissant, lancé par l’auteur dès la première page, et qui restera sans réponse :



« J’aurais voulu que la douleur, Thérèse, te livre à Dieu ; et j’ai longtemps désiré que tu fusses digne du nom de sainte Locuste. Mais plusieurs, qui pourtant croient à la chute et au rachat de nos âmes tourmentées, eussent crié au sacrilège.
Du moins, sur ce trottoir où je t’abandonne, j’ai l’espérance que tu n’es pas seule. »



Alors qu’elle montre un athéisme rigoureux, Thérèse confond ses traits à ceux des premiers moines dans la pratique de la mortification. Sa séquestration est son ascèse, son ultime recours pour vivre – et les échos au monachisme sont nombreux : désert des Landes, prison sociale dont les barreaux se matérialisent par la forêt de pins ou par de violentes averses. Mais il reste impossible de voir dans ces meurtrissures un cri lancé dans le silence de l’infini ; enchaînée à la matière par la concupiscence et la recherche du désir, Thérèse ne sait tendre vers la métaphysique. Alors que Mauriac propose dès l'incipit la transcendance, comme paradigme en quelque sorte, jamais son personnage ne l’entrevoit ; et elle meurt, assoiffée, au bord de la fontaine. En vérité, le lecteur agnostique contemporain lui-aussi a certainement oublié cette proposition initiale : Dieu… Le vertige n’en est que plus saisissant.


Dans Thérèse Desqueyroux, Mauriac montre une forme ficelée et maîtrisée. Son emprise totale sur son propos laisse néanmoins, malgré quelques touches fascinantes, trop peu de place à la poésie. Convaincu du tableau psychologique, je ne m’en sens pas pour autant nourri dans la longueur, n’y ayant pas trouvé le souffle de l’incertain, de l’inégal, ou plutôt, de la réalité lacunaire mais bel et bien vive.

Verv20
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le 13 nov. 2018

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