"on blâme son goût du vice, de l'inceste et du mensonge"

J'ignore si c'est habituel, car je lis finalement fort peu de littérature vraiment contemporaine, mais tous les livres de la sélection Goncourt que j'ai lus, jusqu'ici, possèdent un quatrième de couverture idiot. La plupart révèlent les trois-quart de l'histoire (ce qui est particulièrement imbécile avec des intrigues aussi simples que celle de Soudains, seuls), celui de Titus n'aimait pas Bérénice est carrément mensonger. Il annonce une actualisation de Bérénice qui n'occupe, en vérité, que trois moments-clés du roman (au début, au milieu, à la fin). Cette histoire, d'ailleurs, pourrait sans incohérence être enlevée du livre; resterait une biographie de Racine à la Sartre, proche, dans ce que j'en ai lu, de Saint Genet. Mais vendre une psychanalyse existentielle de Racine, sans doute l'auteur le moins toctocbadaboum de tout notre panthéon littéraire est sans doute plus difficile qu'une histoire de rupture, déchirante et pathétique, voilà.
L'entreprise de Nathalie Azoulai est pleinement réussie. Elle possède plusieurs coups de génie très simples. C'est d'abord une biographie sans date, sans contexte, presque sans contours: tous les événements et leurs impacts sont traités du point de vue de Racine, tout en étant à la troisième personne, ce qui permet à la fois cette absence de lourdeur explicative quant aux choses qui nous paraissent naturelles (qui est notre cousin, quel jour nous sommes, pourquoi nous aimons le roi enfant) et la dissection de ce qui compte vraiment pour le personnage, généralement plongé jusqu'au cou dans des contradictions qu'il voit plus ou moins bien. Cette imprécision correspond étonnamment bien à l'esthétique du XVII° sc., qui aplanit de manière si forcée la profondeur historique, et rend Virgile et Sophocle plus contemporains de Racine que beaucoup de ses compagnons. Nous rend-elle Racine plus proche? C'est difficile à dire. Azoulai nous fait en permanence aller du reconnaissable (le désir de gloire, l'ambition, la jalousie...) à l'inconnu (l'"aigreur" de Louis XIV envers Port-Royal, jamais expliquée et parfois implicite, l'écolution du règne, des fêtes dansées aux guerres), les deux étant traités de même, selon ce qu'en sait le personnage.
Dans mon cas, je réponds oui, et ce à cause du second coup de génie: préférer les prénoms. Je crois que Racine n'est jamais nommé autrement que "Jean", Boileau que "Nicolas". J'ai donc lu, vécu, jugé les états d'âme de Jean, et non de Racine, celle sur laquelle est perchée la corneille qui boit l'eau de la fontaine. C'était beaucoup plus supportable, et beaucoup plus intime. C'est sans doute que Racine est un auteur statufié; comme Rimbaud, c'est un explorateur qui, parvenu au bout de sa recherche (généralement, on considère que Phèdre est l'aboutissement, et c'est le cas dans ce roman), s'est compromis dans les saloperies du monde, historiographe ou trafiquant d'ivoire. L'oeuvre porte donc plus que ne fut l'homme qui a déchu, garde la pureté de celui qui ne put la pratiquer.
Le troisième coup de génie est de placer la cruauté au coeur de celui de Racine. Ce n'est pas une nouveauté, et c'est sans doute ce qui me fait aimer d'amour ces pièces méchantes, mais voir à l’œuvre cette cruauté, comment elle se forme dans un style, comment elle s'exerce sur les proches et sur l'auteur lui-même, comment elle pousse à l'abstraction du reste pour s'exprimer entière, comment, enfin, elle échappe à l'auteur lui-même, c'est autre chose. Azoulai suggère quelques explications à son origine mais se garde bien, à juste titre, de trancher. Plutôt que de seulement articuler en périodes successives l'évolution psychologique de son personnage, elle préfère en montrer les strates successives qui s'empilent sans perdre totalement de leurs puissances respectives... neutralité bienveillante qui manque singulièrement à la Bérénice moderne qui écrit cette biographie de Racine.
Le surplomb que constitue cet "auteur second" qu'est la Bérénice du titre n'est pas un coup de génie de plus (trois c'est déjà pas mal!) mais une bonne solution. Elle permet d'impliquer effectivement les abominations que profèrent les héroïnes raciniennes dans une existence banale; c'est bien de le faire, pour ceux qui n'en sont pas convaincus à la base. L'autre trait réussi qui pour moi tient du "contrat à remplir" est le style. Il épouse la simplicité étrange de celui de Racine (oui, j'ai mis un hiatus exprès) sans le singer (en évitant son lexique, piège tentant). Je suis ingrat: si Azoulai avait raté cette épreuve terrible, je le lui aurais amèrement reproché; comme elle l'a réussie, je lui donne un satisfecit et passe à autre chose.
Je suis bien content d'avoir lu ce livre qui n'a aucune chance de plaire à mes élèves: un type obsédé pendant des pages par un vers de Virgile, ça va pas la tête? C'est un livre d'une haute tenue, qui a succédé à 2084 et en constitue en quelque sorte l'envers: une langue très maîtrisée (là où Sansal fait feu de tout bois - jeu de mots!-), un personnage dense et compliqué (les gens de l'Abistan sont pleins de courants d'air), un sujet sans actualité, et une façon bien reconnue maintenant de gratter nos gloires passées comme s'il s'agissait de vieilles croûtes, pour faire apparaître les cicatrices roses, preuves d'une vie furieuse.

Surestimé
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le 8 nov. 2015

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