Sous la gouvernance d’UniOrd, l’avenir semble uniformément radieux. L’humanité Les membres de la famille prospèrent sur Terre et dans les étoiles, rejouant chaque jour le spectacle d’une société harmonieuse et pacifiée, débarrassée de tous ses travers, agressivité, passions, concurrence et ambition. À l’ombre de Jésus, Marx, Wood et Wei, l’existence se déroule désormais sans heurts jusqu’à 62 ans, âge où il faut céder la place aux générations suivantes avec le sentiment d’avoir mené une vie utile à tous.


Li a toujours préféré être appelé par le surnom que lui a donné son grand-père. Il n’a jamais pu se satisfaire de l’existence normalisé à laquelle le prédestine UniOrd. En dépit de la chimiothérapie imposée à tous, d’entretiens fréquents avec son conseiller psychologue, de pauses récréatives avec diverses partenaires sexuelles choisies par UniOrd et d’une existence réglée jusque dans le moindre détail, il ne s’est jamais réjouit du consensus. Loin de se contenter du bonheur homogène dispensé à tous les membres de la famille, il s’interroge sans cesse, optant pour un comportement à risque bien peu recommandable qui le porte à revendiquer davantage de liberté. Au point de rejoindre les incurables, ceux que la société n’est pas parvenue à guérir.



« Qu’est-ce qui est souhaitable ? Vivre avec un bracelet, un
conseiller et un traitement mensuel, loin de la violence,
l’agressivité, l’avidité, l’hostilité, la concurrence ? Ou connaître
la vérité ? Peut-être est-ce surtout d’être privé de la possibilité de
choisir qui demeure problématique. »



Lorsque l’on évoque la dystopie, on ne peut guère faire l’impasse sur George Orwell, Aldous Huxley ou Evgueni Zamiatine tant leur œuvre a marqué durablement de son empreinte l’imaginaire du totalitarisme. Pourtant à côté de ces classiques, quelques autres titres méritent toute notre attention empreinte de pessimisme. D’abord, Kallocaïne de Karin Boye dont vous pouvez lire la recension ici-même. Et puis, Un Bonheur insoutenable de Ira Levin qui a l’avantage de s’achever par un happy-end, du moins l’espère-t-on.


Avec cette anti-utopie normalisée, l’auteur américain reprend à son compte bien des thèmes présents dans Brave New World. Les pratiques d’un eugénisme, non plus programmé à la conception, mais intégré comme norme sociale, la castration chimique des désirs, l’endiguement des pulsions et passions, la surveillance permanente des individus et le maintien de zones d’exclusion pour y enfermer de leur plein gré les réfractaires, on retrouve dans Un Bonheur insoutenable bien des motifs de l’œuvre d’Aldous Huxley. Mais, Ira Levin ne se contente pas d’une redite, il adapte le sujet à son époque. D’abord, en plaçant l’humanité sous le joug d’un super-ordinateur omnipotent, omniscient et surtout infaillible dans ses choix. Signe des temps, la cybernétique remplace ici les bonnes vieilles méthodes de la dictature, grandement aidée dans ses desseins par les bienfaits de la camisole chimique. Puis, en réactivant l’archétype du rebelle, prêt à sacrifier son confort au nom d’un idéal bien plus convaincant, l’auteur s’inscrit dans l’air du temps. À l’époque de la contre-culture et du rejet du système consumériste, le propos ne pouvait que susciter un écho favorable parmi les baby-boomers épris de liberté. Difficile pour eux de ne pas s’identifier à Matou, dont l’éveil progressif, la prise de conscience, la fuite puis la révolte figurent au cœur de l’intrigue du roman. Un processus lent qui nous permet de découvrir de l’intérieur le fonctionnement de ce meilleur des mondes (bis), nous interpellant sur ses réels bienfaits, sur ses méfaits et nous confrontant à nos propres choix d’individus jouissant de la liberté. Pour le meilleur et le pire, pour notre bonheur ou/et notre malheur.


Si l’on fait abstraction d’une scène de viol assez insoutenable (ahem…) et injustifiable, Un Bonheur insoutenable interroge notre faculté à nous satisfaire de notre encombrant besoin de liberté. À l’heure où l’on manipule l’émotion de l’opinion pour lui faire accepter son sort, où l’on prétend faire œuvre de pédagogue avec un électorat infantilisé, où de nombreux malades soignent leurs troubles avec des tranquillisants, où la vidéosurveillance et la biométrie se répandent partout dans le monde, l’histoire de Matou ne paraît pas un seul instant désuète. Bien au contraire, elle semble même plus que jamais d’actualité.


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leleul
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le 11 juin 2020

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