Un dernier verre au bar sans nom par Médiathèque Le Singuliers

En 2012, les éditions Cambourakis publiaient en France Sale temps pour les braves (en anglais Hard rain falling) le roman phare de Don Carpenter de 1966, jamais traduit jusqu'alors. Ce fut une découverte, un choc et on avait immédiatement la certitude de posséder un livre important, de ceux qui vous accompagnent. Le texte était suivi d'une telle réputation, que l'on avait également la crainte que cet auteur diparu en 1995 ne fut l'homme que d'un grand roman. Depuis, on a lu La promo 49, Strass et paillettes et Deux comédiens (tous publiés par les éditions Cambourakis) et on est désormais persuadé que Don Carpenter est un écrivain important, dont l'oeuvre publiée en France à ce jour ne comporte que des sommets dignes de ce Sale temps pour les braves inaugural.


Et puis la crainte revient lors de l'annonce de la publication d'Un dernier verre au bar sans nom, non par mise en doute du talent de Carpenter mais du fait que ce roman soit issu d'un manuscrit inachevé. Comme le dit, dans sa préface, Jonatham Lethem , l'écrivain à qui a incombé la lourde tâche "d'achever" cet ouvrage: "La voix était là, l'architecture solide (...) La fin aussi, était belle. Savoir que le livre était bien là, que Carpenter l'avait mené à son terme, qu'il soit publié ou non, rendait le monde plus vaste, pas énormément, mais de manière décisive." La postface nous raconte à la fois l'amour profond éprouvé par Jonathan Lethem envers le travail de Don Carpenter, mais aussi nous rassure sur un fait: le livre de Don Carpenter existait en son entier. "En fait, j'ai surtout élagué". Ces deux faits nous invitent à nous plonger avec envie dans Un dernier verre au bar sans nom.


Dès les premières phrases on est de nouveau séduit par le style de Don Carpenter: ce vocabulaire simple mais parfaitement mesuré. Cet art de donner vie à une scène en quelques lignes. Et puis, ces personnages qui prennent corps immédiatement. Ici, ils ont pour nom Jaime Froward, Charlie Monel, Dick Dubonet et Stan Winger. Nous sommes en 1959 à San Francisco et chacun d'eux aspirent à devenir écrivain. Voici le récit d'une parcelle de leurs vies. Une dizaine d'années où ils vont se croiser animés par un désir commun d'écriture mais aussi envahis par la crainte de ne pas être à la hauteur de leurs projets. Tous vont, s'aimer, s'envier, se perdre parfois tout en ne cessant de se construire dans cette proximité. Dans ces vies à l'apparence douce, entre discussions, séduction et verres partagés, pointe sans cesse l'écueil de l'échec. L'impossibilité, ou l'incapacité, à faire oeuvre, à devenir celui que l'on a rêvé d'être. De l'écriture d'un roman policier, au néant que peut être le travail de scénariste à Hollywood, en passant par la quête du texte définitif, tous s' y ébattent, s' y épuisent, sans possibilité de repos.


Roman empli d'une grâce, si propre à Don Carpenter, mais aussi d'une détresse inouïe, Dernier verre au bar sans nom nous fait aimer ces personnages aux parcours si distincts. Tous, sans aucune exception. Quels que soient les entorses commises envers leurs rêves, envers leurs possibles talents. On est séduit d'assister à ces existences qu'on leur souhaiterait plus belles, plus réussies peut être, tant elles sont emplies de désirs. On est tour à tour submergé d'émotion, de tendresse et d'empathie, jusqu'à l'approche des pages finales que l'on hésite à atteindre. Non par crainte de la chute mais par peur de quitter Jaime, Charlie, Dick et Stan. Pendant 371 pages, ils auront fait partie de nos existences en faisant écho à nos vies, mais aussi en nous la faisant oublier, tant la fiction nous a accaparés. On finit le livre empli de joie et de mélancolie du seul fait de les avoir vus exister.


Bruno

LeSinguliers
9
Écrit par

Créée

le 30 août 2018

Critique lue 220 fois

3 j'aime

Critique lue 220 fois

3

D'autres avis sur Un dernier verre au bar sans nom

Un dernier verre au bar sans nom
LouKnox
7

Critique de Un dernier verre au bar sans nom par Lou Knox

Ouvrir Don Carpenter c’est se prendre en pleine poire les vents d’une nostalgie qu’on n’a pas connue. C’est côtoyer la Beat Génération tout en restant simple spectateur, de peur de salir le décor,...

le 3 juin 2020

1 j'aime

Un dernier verre au bar sans nom
judith_l
9

Une bande de copains écrivains, faussement antipathiques et terriblement humains ! 

Don Carpenter nous offre une portion de vie : le lecteur est invité à suivre une bande copains aspirants écrivains sur vingt ans. « La Bande de Portland » se forme essentiellement autour du couple...

le 19 janv. 2024

Un dernier verre au bar sans nom
MdlBook
9

Un dernier verre par MdlBook

Paru en mars 2016 chez Cambourakis pour sa première traduction française, "Un dernier verre dans un bar sans nom" de Don Carpenter vient de sortir en poche chez 10/18. Manuscrit inachevé écrit entre...

le 7 mai 2017

Du même critique

Le taureau par les cornes
LeSinguliers
9

Critique de Le taureau par les cornes par Médiathèque Le Singuliers

En 2007, Morvandiau publiait le très pertinent D'Algérie, récit-enquête sur son histoire familiale remontant aux racines de la colonisation de l'Algérie par la France. Tissant les fils de cette...

2 j'aime

Lost Highway
LeSinguliers
10

Critique de Lost Highway par Médiathèque Le Singuliers

En 2001, Mulholland Drive est unanimement salué par la critique et David Lynch passe du statut de réalisateur aux lubies étranges à celui de Cinéaste Intouchable. Son nouveau film n'est plus balayé...

le 29 avr. 2020

2 j'aime

Visa Transit, tome 1
LeSinguliers
8

Critique de Visa Transit, tome 1 par Médiathèque Le Singuliers

On connaît le talent de Nicolas de Crécy depuis l'inaugural Foligatto en 1991 ( éditions Humanoïdes Associés sur un scénario d'Alexio Tjoyas). Peu d'auteurs ont su imposer un style graphique et un...

le 10 avr. 2020

2 j'aime