Underworld USA
7.6
Underworld USA

livre de James Ellroy (2009)

"L'Amérique n'a jamais été innocente", déclarait James Ellroy en préambule d'American Tabloid, premier roman de sa trilogie américaine. Presque vingt ans et 2500 pages plus tard, c'est un discours un peu plus nuancé que l'auteur nous tient par l'entremise de l'un des narrateurs du troisième et ultime volet, Underworld USA, tandis qu'il regarde les commémorations du huitième anniversaire de l'assassinat de John F. Kennedy à la télévision : "L'Amérique pleure JFK, comme chaque année à la même date, pour la huitième fois. Nous étions innocents alors, le monde entier nous hait aujourd'hui."


Difficile de réfuter cette affirmation, tout du moins sa deuxième moitié - un demi-siècle après les événements décrits, le constat n'a guère changé. Il faut dire que l'assassinat de ses trois figures politiques les plus emblématiques, la ségrégation raciale, le crime organisé, l'intolérance idéologique et une guerre injuste menée en territoire étranger, tout cela en l'espace de quinze ans, cela fait beaucoup pour un pays qui se veut, selon son hymne national, "the land of the free and the home of the brave"... et encore, nous ne sommes même pas arrivés au Watergate !


Pourtant, comme le suggère la mélancolie de cette réflexion du sergent Scotty Bennett, Underworld USA s'apparente bien moins à un réquisitoire en règle que ses deux prédécesseurs, American Tabloid et American Death Trip. La plume d'Ellroy, trublion iconoclaste de la littérature policière étatsunienne, est plus affutée, sonore et politiquement incorrecte que jamais ("Toi mééééchant, toi exploitable, pressurable et foutable-à-la-porte", dit ainsi un personnage blanc à l'endroit d'un Noir...), mais elle a indubitablement gagné en sagesse, tout en revenant à ses racines.


Ainsi, c'est sur le braquage d'un fourgon de la Wells Fargo en plein quartier noir de Los Angeles que s'ouvre Underworld USA, dans un style "caméra au poing" particulièrement haletant. L'identité des criminels et le motif réel de ce braquage seront donc le fil conducteur de ce roman titanesque, ce qui en fait bien davantage un bon vieux polar noir à l'ancienne, dans la veine du Dahlia Noir et de L.A Confidential, qu'un thriller politique dans la continuité des deux premiers volets de la trilogie. La pression des événements historiques, principal écueil de ces deux précédents livres, se fait donc moins ressentir, Ellroy ayant appris à mieux maîtriser son rythme, tout en s'épanouissant d'autant plus que l'essentiel de l'action se déroule dans sa chère ville de Los Angeles, qu'il connaît jusque dans ses plus sombres recoins.


Underworld USA n'est pas pour autant le roman de la rupture ; les aficionados des deux American y trouveront à nouveau leur compte. Wayne Tedrow Jnr, ex-flic mormon devenu avocat de la Mafia, revient assurer une partie de la narration, ses rapports avec la communauté afro-américaine et le passé raciste de sa famille demeurant plus ambigus que jamais. Dwight Holly, personnage secondaire d'American Death Trip et bras armé du directeur du FBI John Edgar Hoover, est quant à lui promu au rang de narrateur. Hoover, le milliardaire reclus Howard Hughes, le boxeur raté Sonny Liston et les parrains de la Mafia font également leur retour.


Mais paradoxalement, c'est l'introduction du troisième narrateur, un petit nouveau répondant au nom pittoresque de Don Crutchfield, qui symbolise le mieux ce retour aux sources qu'est Underworld USA : petit détective minable, voyeur et à peine pubère mais avec de la suite dans les idées, "Crutch" rappelle fortement ses aînés Dudley Smith et Bucky Bleichert. Les Tedrow, Holly, Littell, Boyd et Bondurant des deux premiers romans de la trilogie étaient présentés d'entrée comme des durs-à-cuire n'attendant plus rien de la vie, mais le jeune détective de Los Angeles est encore plus ou moins innocent lorsqu'un agitateur d'extrême-droite le met sur une affaire de vol qui le rapprochera du braquage susmentionné et des troubles sociaux-politiques de l'Amérique d'alors. Un séjour à Haïti, marqué par les trips aux herbes vaudoues et les exactions des Tontons Macoutes, viendra mettre fin à ses illusions de la plus terrible des manières.


La partie haïtienne d'Underworld USA est sans doute un brin longuette et caricaturale - Ellroy voyage mal, car le Cuba de Tabloid et le Vietnam de Death Trip aussi fleuraient bon l'image d'Épinal - mais elle est essentielle au développement du thème central du roman : celui d'une Amérique en plein déliquescence, dévorée de l'intérieur par tant de démons qu'elle recrache certains d'entre eux sur le monde qui l'entoure. Quelque chose qu'Ellroy fait très bien, en revanche, c'est donner une voix aux indésirables de l'Histoire américaine : après les tueurs à gages, les flics corrompus et les poseurs de micros, ce sont à présent les militants d'extrême-gauche et les opportunistes du mouvement des droits civiques qui ont voix au chapitre, au propre comme au figuré.


Ellroy a souvent été accusé de décrire une Amérique fantasmée, créée par des "p'tits blancs" bien couillus, et d'ignorer les femmes et les minorités raciales, voire carrément de les traiter avec cynisme. Il faut croire que sur ses vieux jours, le romancier franc-tireur s'est montré un peu plus sensible à la critique, car Underworld USA est également l'occasion d'introduire le flic noir infiltré Marsh Bowen et la militante quaker Karen Sifakis, dont les journaux intimes permettent de varier les plaisirs de la lecture d'un récit souvent éreintant. Quant au personnage central et mystérieux de Joan Rosen Klein, vecteur du roman, je n'en dirai pas plus à son sujet, si ce n'est qu'elle aussi renoue avec une vieille tradition ellroyenne, celle de la femme évasive et insaisissable comme colonne vertébrale de ses enquêtes.


Alors au fond, qu'importe si du haut de ses 900 pages, Underworld USA se perd parfois en énièmes séquences d'extases ou de massacres de soldats cubains, et que son épilogue s'étire inutilement et maladroitement. Ces presque mille pages, c'est le point d'orgue de la carrière d'écrivain de James Ellroy, en plus de la synthèse de deux constantes de son oeuvre : le polar noir du Los Angeles des grandes années et la dénonciation de la corruption inhérente au rêve américain, avec dans les deux cas un désir presque pervers de décortiquer l'envers du décor, de le traiter à l'acide, dans l'espoir (vain?) d'y trouver la lumière au bout du tunnel ; pas nécessairement une réponse à tous les "pourquoi" et les "comment", mais juste un peu de tendresse maternelle, histoire de se dire que tous ces voyages au bout de l'enfer en valaient la peine.

Szalinowski
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le 2 juil. 2020

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