Il faut être complètement barré pour écrire un bouquin pareil, et on a de la chance, Thomas Pynchon est en effet complètement fondu. Son premier bouquin est une inracontable et foisonnante plongée dans la paranoïa, une exploration ivre dans les rouages de la conspiration, une expédition hasardeuse de la frontière ténue qui sépare folie, complot et plausibilité. Son héroïne, Oedipa Maas, est en quête de l'impossible, puisque l'objet de sa quête se construit au sein même des phrases qui décrivent son mouvement, comme un horizon qui n'en finit pas de fuir.
Pynchon nous déverse une prose proustienne et alambiquée pleine à raz-bord d'une pléthore de détails pseudo-historiques, qui nous fera rencontrer des indiens , des postiers médiévaux, des soldats au fond d'un lac, un chien sous-marinier, des mafieux, des ingénieurs en goguette, etc... etc... J'avais déjà lu son impressionnant "V" et donc cette cascade de persos improbables ne m'a pas trop mis à mal, bien au contraire. On ressort de ce court roman de 112 pages et à peine six chapitres, comme si on avait lu la Comédie Humaine. Que celui qui ne connait pas encore Pynchon soit bien averti, sa littérature tient un peu de la rupture de barrage...
Mais croire au foutoir chez ce type serait une erreur car il y a une terrible méthode chez cet homme et "La criée du lot 49" , aussi bizarre qu'il soit, est autant une construction intellectuelle qu'une oeuvre d'un Beckett ou d'un Joyce. Oedipa Maas, fragile héroïne du livre, est l'architecte de sa propre folie, faisant de chaque détail de ses rencontres professionnelles ou amoureuses un rouage supplémentaire de son obsession (le groupe de musique qu'elle côtoie ne s'appelle pas "The paranoids" pour rien...). Une erreur typographique sur le timbre d'une lettre de son mari sera suffisante pour créer un vaste réseau de correspondances qui mettront en relation une pièce élisabéthaine, une sourde machination contre le système postal officiel, et la physique de l'entropie selon Maxwell. Un simple mot , Trystero, (très évocateur de Méphisto...) porte soudain tout le poids de siècles de machinations et de conflits secrets, semble construire le monde tandis qu'une image en filigrane envahit la réalité de notre héroïne jusque dans les chiottes.
Chaque mot est ici fondateur et on assiste éberlué à la multiplication des indices, des occurrences, des vraies-fausses pistes de ce jeu de cluedo sans énigmes. Roman noir, comédie, histoire de guerre, oeuvre historique, roman de cape et d'épée, le tout enkysté dans une Amérique des années soixante bourrée, droguée et libertine, "La criée" est presque la Littérature qui se déplie,véritable sujet du livre peut-être, comme ces images en carton qui s'épanouissent en corolle quand on écarte les pages...
Je n'ai guère de pistes à proposer qui expliciterait la lecture de cette oeuvre étonnante, mais je n'ai pas de doute sur le plaisir qu'il y a à la parcourir, même si je crois qu'elle est un peut trop rusée pour son propre bien parfois. Tentez l'aventure, guys et guysettes, car elle est courte et vous préparera peut-être à ses autres œuvres fleuves !