Vers le phare
7.8
Vers le phare

livre de Virginia Woolf (1927)

"Comment jugeait-on les autres, comment pensait-on à eux ?"

AU fil de la lecture, la note n'a cessé d'augmenter. De moyenne, elle est devenue très bonne.
Il faut dire qu'il m'a fallu un petit moment pour m'habituer au style d'écriture de Virginia Woolf. Des phrases très longues qui suivent le cheminement des pensées des personnages (avec leurs incohérences s'il le faut). Quasiment aucune action. Des dialogues morcelés (entre une question et sa réponse, il y a parfois trois pages), ou qui alternent les styles direct et indirect. En bref, pendant un moment, je me suis cru chez Proust (ce qui n'est pas un compliment pour moi, tant je me suis ennuyé à la lecture du début de la Recherche, et je ne parle pas de la fin, puisque je ne l'ai jamais atteinte).
Mais plus les pages passaient, plus le style m'est devenu familier, plus j'y ai vu clair dans le projet de l'auteur (non ! je refuse d'écrire "auteure", je trouve ce mot ridicule et laid). J'ai même vu à quel point cette écriture est d'une grande beauté mélancolique et poétique : "Le calme et la beauté se donnaient la main dans la chambre à coucher et l'irruption indiscrète du vent, comme l'inquisition douce et tenace des airs chantés par la mer, qui, au milieu des pots à eau et des chaises recouvertes de leur housse soufflaient, insistaient, répétaient leurs éternelles questions : "allez-vous vous faner ? Allez-vous périr ?" troublaient à peine cette paix, cette indifférence, cet air de pure intégrité, comme si à la question qu'ils posaient il n'eût guère été nécessaire de répondre : nous demeurons."

Je le dis tout de suite : faire une critique de ce livre ne sera pas chose simple, tant il est dense, foisonnant. Il est divisé en trois parties très inégales dans le nombre de pages, mais aussi dans la durée : la première partie occupe les 3/5 des pages mais ne s'écoule que pendant une journée alors que la deuxième partie, très courte, s’étale sur dix ans et sert surtout de lien, de trait d'union entre le début et la fin.
Presque tout le roman se déroule dans une maison, au point que j'en suis venu à me demander si cette demeure familiale n'était pas le personnage principal du livre.
Je l'ai déjà dit, il n'y a quasiment pas d'action. La narration se concentre sur les pensées des personnages. Nous suivons le spectacle rare de pensées qui naissent et s'agitent dans les esprits. Nous sommes dans le monde du subjectif, du personnel. Un monde où la vérité unique et absolue est abolie, où elle ne peut plus exister. Woolf montre comment les souvenirs personnels altèrent notre vision des choses et des gens. Comment il est impossible de connaître quelqu'un. Comment chaque personne n'est qu'une solitude isolée, avec ses peurs, ses obsessions, ses intérêts, etc. L'un veut savoir si son nom restera célèbre, et pour combien de temps. Un autre cherche à écrire de la poésie. Un couple se forme, mais ne soyons pas naïf : un couple, ce n'est jamais que la juxtaposition de deux solitudes, comme le montrent les Ramsay : "Elle ne le connaîtrait jamais. Il ne la connaîtrait jamais. C'est ainsi que sont les relations humaines, songea-t-elle, et les pires eussent été celles qui existent entre hommes et femmes."
Au-delà même du couple, ce roman est destruction en règle de la "bonne société" britannique héritée de l'ère victorienne. Dans un très long et magistral chapitre 17, Virginia Woolf démonte toute l'hypocrisie sociale, avec douceur et grâce mais de façon systématique.

Outre les relations sociales, le roman s'intéresse aussi beaucoup à la création artistique. Mieux : il en parle et il le fait sous nos yeux. L'art comme re-création de la réalité, ou comment l'artiste mélange ce qu'il a sous les yeux et ce qui peuple sa conscience pour faire son œuvre. A travers surtout le personnage de Lily la peintre, nous assistons à ce processus de création.
Mais la narration employée par Virginia Woolf est elle-même un de ces processus de création. Des spécialistes de la romancière affirment qu'elle s'est inspirée de son enfance et de ses parents pour faire ce roman. Mais il ne faut pas chercher ici un aspect autobiographique. Il faut justement voir comment son écriture invente constamment un monde changeant, mélancolique, fuyant. Mieux : comment la narration transforme la réalité en œuvre d'art, comme cette coupe de fruits qui devient une nature morte ou cette discussion changée en cantate : "elle regarda par la fenêtre sur laquelle les flammes des bougies mettaient un éclat plus vif à présent que les vitres étaient noires et comme elle considérait cette nuit extérieure, les voix lui parvenaient d'une façon très étrange, comme si elles se fussent employées à chanter l'office dans une cathédrale, car elle ne distinguait pas les paroles. Des éclats de rire soudain, puis une voix s'élevant seule lui rappelèrent ces répons latins que clament hommes et enfants dans une cathédrale catholique."
La romancière va encore plus loin : dans un monde où tout disparaît, où rien n'est fixé à jamais, l'art est le seul point sur lequel on puisse s'appuyer : "elle détestait traiter la peinture comme un jeu. Un pinceau, cette seule réalité solide dans un monde de lutte, de ruines, de chaos."

Un roman moderne, qui suit le flux des pensées des personnages dans une ambiance doucement mélancolique. Le décor d'ailleurs renforce encore cette atmosphère : un paysage gris, désert, qui rend encore plus évidente la solitude des personnages.
Il m'a donc fallu un temps d'adaptation, mais le style de Virginia Woolf n'est pas aussi difficile que ce que certains prétendent. C'est un peu plus exigeant qu'un roman classique, mais c'est d'une grande beauté poétique. Un roman subtil, intelligent, presque obsédant, intimiste et émouvant.
SanFelice

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