J’aurai toujours des réticences avec Zweig.
La première concerne son style – et peut-être la langue littéraire allemande du XXe siècle en général. Chaque phrase a l’air contrainte, sanglée, torturée, corsetée, ligaturée comme les branches d’un bonsaï. La traduction ? mais toutes les traductions de Zweig me font cet effet… (C’est peut-être aussi que j’ai connu une professeure d’allemand à qui un passage comme « quand j’aurais voulu chasser d’un revers de main sa sollicitude inopportune », p. 106 en « Folio », aurait arraché des soupirs de volupté.)
Ma deuxième réticence tient au milieu qui sert de cadre à la plupart de ses récits : le choix d’un chapeau y constitue l’enjeu majeur d’une journée, les délices de la conversation mondaine y sont le loisir principal, l’argent s’y trouve de façon aussi insoucieuse et naturelle que l’air s’y respire, et le juge rejoint le professeur et le docteur au fumoir à la fin du repas… Les domestiques y sont des utilités, ne comptant pas plus que les croupiers dans les casinos – « chacune de ces paires de mains exprime une vie à soi, à l’exception de celles des quatre ou cinq croupiers » (p. 57).
Aveuglée par son mode de vie, cette micro-société n’a rien vu venir pendant des décennies, s’est aperçue autour de 1930 qu’il y avait une forme de vie hors des hôtels de stations balnéaires – par exemple dans les usines –, et s’est ensuite étonnée de la tournure que prenaient les choses. Vraiment, ma chère, je ne comprends pas : les cours de l’acier sont au plus haut et pourtant le peuple s’agite. (Toute ressemblance avec des situations contemporaines…)
La troisième réticence, ce sont les zweigiens. Des âmes sensibles, de paisibles créatures subtiles souvent aussi aveugles que la micro-société ci-dessus. Je les entends s’ébaubir sur l’extrême délicatesse avec laquelle Zweig explore les variations les plus infimes de la psychologie humaine – et j’ai envie, comme ça, par pur goût de la contrariété, de leur dire très fort la réplique finale des Valseuses ou de leur adresser n’importe quelle phrase qui commencerait par Wesh ! ma couille !
Bref. Toutes ces réticences, ma relecture de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme ne les a pas démenties.


Mais voilà : il y a la scène des mains. La critique psychanalytique voyant le jeu comme un substitut de la masturbation dans le roman, j’imagine que ce passage n’a pas marqué que moi. Ce que ce lourdaud de Freud ne conçoit pas, c’est qu’il n’y a pas une demi-douzaine d’écrivains capables de consacrer quatre ou cinq pages à dix doigts sur un tapis vert sans les rendre atrocement chiantes : Balzac, Dostoïevski, peut-être quelques autres.
Et puis pas moyen d’y couper : c’est vrai, que Zweig explore avec une extrême délicatesse les variations les plus infimes de la psychologie humaine. Et pour ça aussi, il est très fort. Il me semble que si l’on mettait bout à bout les passages du roman consacrés à l’analyse, on arriverait à soixante-dix pages, contre une quinzaine consacrées à l’action, et tout au plus trois à la description.
C’est assez logique : une bonne partie du livre est un récit dans le récit, Mrs. C. racontant une aventure passée à un premier narrateur. Or, quand on parle d’un souvenir marquant, on ne décrit pratiquement, on raconte un peu et on analyse beaucoup. C’est sans doute de là que vient le côté naturel de la mise en abyme.
Non seulement l’analyse occupe la majeure partie du volume de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, mais elle conditionne tout le reste : les actions des personnages sont à lire comme des indices de leur psychologie (1), les descriptions ne sont là que dans la mesure où elles en servent l’étude – on ne sait pas où précisément se passe l’action, parce que ce n’est pas l’objet du récit. Et si, dans les dernières pages, un général manchot apparaît furtivement à table de jeu, c’est avant tout pour faire contrepoint aux mains du beau jeune homme.
« D’un autre côté néanmoins je ne saurais désigner précisément le sentiment si impérieux qui me fit suivre alors ce malheureux : il y entrait de la curiosité, mais surtout une peur terrible ou pour mieux dire la peur de quelque chose de terrible, que j’avais senti dès la première seconde, flottant comme un nuage invisible autour de ce jeune homme » (p. 68). Je le répète, il y en a des pages comme ça.


Et il y a encore tout ce que Zweig, prétendument très fin déplieur de psychologies, laisse dans les plis. Car au fond, ce que Léon Bloy écrit de l’héroïne d’une de ses nouvelles : « Physiquement, une femme sans mari ne respire que par en haut… » (2), il aurait pu l’écrire de Mrs. C. Non seulement notre lady – et je n’y trouve rien de déshonorant – est amoureuse, éprouvant le « besoin qu’on lui relève les jupes et qu’on lui mette une grosse astronomie au théâtre des variétés » (© Arthur Cravan), mais elle ne le dit pas. Zweig non plus. Pas comme ça.
Il masque. Et Mrs. C. revendique « la singulière tentative de [s]e délivrer de ce non-dit par la parole » (p. 51), reflétant la consultation psychanalytique qui en terre non catholique se substitue à la confession. Je n’insiste pas sur les références du récit à la psychanalyse, il y en a partout. Je remarque tout de même que le narrateur principal n’est peut-être pas si clair, à ne pas se livrer, et à faire cavalier seul dans son cercle mondain – « Il me plut alors d’être d’un autre avis » (p. 40).
Vingt-quatre heures de la vie d’une femme est loin d’être la seule œuvre dans lequel un événement extérieur pousse un personnage à raconter une histoire. Mais contrairement à la majorité des livres construits sur ce modèle, il n’y a qu’un seul auditeur, comme dans la confession, comme dans la psychanalyse.
Quand je disais que la structure n’a ici rien d’artificiel… Sans son cadre, le récit de Mrs. C. serait quelconque.


(1) C’est explicite : « Le jeu révèle l’homme – une expression passe-partout, je sais ; mais je vous le dis : ce sont ses propres mains bien plus encore qui le révèlent quand ils jouent » (Mrs. C., p. 56). Et c’est encore plus systématique que chez Balzac ou Dostoïevski, soit dit en passant.


(2) Bloy s’embarrassait certes moins que Zweig de fioritures dans les analyses psychologiques. Cette formule raffinée se lit dans « Deux fantômes », une des Histoires désobligeantes. Pour être précis, c’est le personnage de Cléopâtre du Tesson des Mirabelles de Saint-Pothin-sur-le-Gland qui la prononce.

Alcofribas
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le 27 nov. 2020

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