L’Odyssée du désenchantement

Céline nous raconte ici l’histoire de Bardamu, son alter ego, et de ses aventures successives : d’abord engagé dans la Grande Guerre, il partira ensuite pour l’Afrique et finalement l’Amérique. Il voyage accompagné de Robinson, fantôme d’un esprit malade ou soldat de chair et d’os, on ne saurait le dire... Une odyssée qui amènera Bardamu aux confins de l’homme : là où la morale fait place à la cruauté, à la folie, à l’inconscience, à l’ignorance. Face aux prétentions d’une condition misérable...

Mais ce qui frappe chez Céline, au-delà de l’Odyssée vécue par Bardamu (un premier point qui le rapproche de James Joyce), c’est évidemment le style. Caustique, moqueur, sarcastique, Céline confronte le lecteur à la bêtise humaine, à l’irrationalité la plus affligeante avec une ironie grinçante et jouissive ! Bardamu, pour fuir l’horreur, n’a en effet pas d’autre issue que la mise à distance totale au travers d’un humour corrosif à souhait :

> Mais le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite [...] « Un seul obus ! C’est vite arrangé les affaires tout de même avec un seul obus », que je me disais. « Ah ! dis donc ! que je me répétais tout le temps. Ah ! dis donc !... »

Le détachement est total. L’horreur, renforcée. Et Bardamu ne s’arrêtera pas là. Chacune de ses rencontres, chacun des fous peuplant la planète, accentuera ce désenchantement complet qui est si caractéristique du personnage. Céline est lucide face à la nature humaine : elle ne peut rien apporter, elle ne veut rien apporter.

Mais le style de Céline, c’est aussi l’innovation. James Joyce apportait à la littérature le « courant de pensée » : un flux constant d’informations qui n’évolue que par les connexions que le personnage parvient à faire. Pour marquer ce mouvement aléatoire, une ponctuation nouvelle, défiant les habitudes. Céline reprend à son compte cette stratégie. Mais pour accentuer le dépaysement du lecteur, il y ajoute son argot, mélange les pensées de son protagoniste avec les descriptions objectives. Il en ressort un récit vivant, captivant, au cœur des évènements. Céline signe ici une prise de conscience puissante : celle d’un homme qui, subissant l’Histoire, observe, impuissant, les hommes se déchiqueter, sans pouvoir fuir, nulle part...

> Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien.

D.M.

Nidack
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les plus belles œuvres du XXe siècle

Créée

le 27 juin 2019

Critique lue 196 fois

2 j'aime

Nidack

Écrit par

Critique lue 196 fois

2

D'autres avis sur Voyage au bout de la nuit

Voyage au bout de la nuit
Vincent-Ruozzi
10

Le pessimisme sublimé

Voyage au bout de la nuit, le premier roman de Louis-Ferdinand Céline, n’est pas une œuvre ordinaire. D’une part pour la qualité du récit et d’écriture. D’autre part pour les convictions et...

le 9 avr. 2015

98 j'aime

13

Voyage au bout de la nuit
-IgoR-
10

Illustre inconnu

J’ai rencontré Céline par un hasard des plus fortuits. Comme ça. Un beau matin pas plus gris qu’un autre. Un jour comme y’en a pleins. Pourtant on se connaissait déjà tous deux, sans le savoir...

le 17 nov. 2014

86 j'aime

21

Du même critique

Anna
Nidack
6

Besson reprend sa recette fétiche : un peu réchauffé quand même !

Parler de Luc Besson, c'est d'abord évoquer ses films d'anthologie : Nikita, Le Cinquième Élément ou encore Léon (et je ne cite que ceux du genre, évidemment). Avec ces films-là, Besson a su, à mes...

le 12 juil. 2019

1 j'aime

Le Daim
Nidack
5

Un regard sur la folie : Quentin Dupieux trouve l'inspiration, mais manque sa réalisation

Un regard sur la folie : Quentin Dupieux trouve l'inspiration, mais manque sa réalisation Le Daim est d’abord l’histoire d’un homme, dont l’obsession pour un blouson en daim tourne à la fois au...

le 11 juil. 2019

La Zone du dehors
Nidack
10

Le Dehors de toutes conventions

Le Dehors de toutes conventions Alain Damasio signe son premier roman La Zone du Dehors en 1999 (initialement paru en deux tomes). Depuis, il nous aura réjouit avec d'autres romans et nouvelles, dont...

le 3 juil. 2019