Il m'a fatigué le Céline, et même vraiment mis le moral dans les chaussettes. J'avais toujours eu un peu de mal à entrer dedans, à m'y mettre : j'ai cette fois pris les choses en main et je me le suis fait sérieusement d'une traite, ce voyage... On targue souvent Zola d'être glauquissime, mais on oublie trop souvent Céline. C'est pathétiquement triste, sordide presque toujours. Si la folie et la mort rôdent ici et là, le cynisme, lui (bien que parfois teinté d'un humanisme discret), ne quitte jamais les pages.


Ce Voyage est un ravissement syntaxique. Car étonnamment, ce n'est pas tant au niveau du lexique (ce que je croyais encore jusqu'à aujourd'hui) que de la syntaxe que s'opère l'alchimie du style de Céline. On trouve bien un ou deux (h)apax par moment, ou des néologismes géniaux, comme certains verbes ou certains adverbes, fameux. Mais c'est surtout cette grande connaissance de la grammaire, cette maîtrise fine de la langue qui permet au récit de prendre corps, de devenir vivant, et par là même d'interroger notre langue : on ne compte plus les structures emphatiques par milliers, oralisées, les datifs lexicaux et éthiques à tout va, les appositions pronominales surchargeant les phrases, les présentatifs en veux-tu en voilà, les verbes transitifs directs utilisés de manière indirecte, ou intransitifs utilisés de manière transitive, les pronoms adverbiaux en surcharge, les scissions de noms propres en noms communs, les réarrangements communicatifs, etc.


Chaque page, chaque phrase y va de sa petite idée géniale et s'aventure sur les terrains de la poésie en prose. Cette violence faite à la langue, cette autopsie d'infirmités et ces surcharges permettent de remettre à jour des rouages, un fonctionnement intime. Nos mécanismes de lecteurs, immanents, intériorisés, figés souvent, nous rappellent leur formidable liberté et sortent de leurs gonds pour nous sauter au visage. Voyage au bout de la nuit est à ce titre une formidable grammaire. Car on l'oublie trop souvent : la grammaire, ce n'est ni plus ni moins que du vivant.

Zaul
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le 2 avr. 2012

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