Évidemment, quand on aime un roman, transparait entre les lignes une image reconstruite de celui qui en est l'auteur. Quel qu'il ait été dans la vie, s'attache à lui comme son ombre cette figure qui a sa façon de penser, de voir, de réagir, figure qui va s'affinant à mesure qu'on découvre de nouveaux romans de lui. Parfois, le sentiment d'affection devient très fort entre le lecteur et le romancier, on a l'impression à chaque fois de retrouver un ami, dont on aime le ton de voix, le regard malicieux, les gestes et les silences. A tel point qu'on en devient presque réticent à lire de lui des oeuvres plus autobiographiques, peut-être de peur d'être déçu par l'autre figure, celle de l'homme comparée à celle du romancier. Mais parfois aussi, heureusement, la magie opère à plein. Comme ici. Passer quelques centaines de pages dans la caravane de John est une expérience fabuleuse, un bain de bonheur, l'occasion de cotoyer un gigantesque bonhomme. Il n'y a pas d'autre terme. Un gigantesque bonhomme.


Ce "voyage avec Charley" c'est un peu l'antidote à tous les déplorables Coehlo, tous les pauvres Saint-Exupéry, tous les affreux Eric-Emmanuel Schmitt qui croient utiles de déverser sur l'humanité des tombereaux de morale recuite et de recettes pour mieux vivre. Ils disent, ils disent, ils disent, ils noient tout de phrases toutes faites, enfermant la vie dans des carcans insupportables au mieux, hypocrites au pire. Steinbeck lui, s'il se pose les mêmes questions, se garde bien d'avoir des réponses. Ce n'est pas son problème. Son problème, c'est de voir ce qui l'entoure, et de comprendre ce faisant que c'est encore la chose la plus difficile qui soit.


A cinquante-huit ans, alors qu'il a écrit un livre aussi gigantesque qu'A l'est d'Eden, le voilà qui réalise qu'il ne connait plus son pays, et que continuer à écrire dessus relève désormais de l'imposture. Et hop, de sauter dans une caravane avec son fidèle Charley, histoire de traverser les Etats-Unis dans le sens inverse des aiguilles d'une montre ! Voyage absurde et merveilleux, qui lui échappe à mesure que les kilomètres s’amoncèlent, prétexte à des rencontres sans lendemain, sur fond de paysages sublimes et d'interrogations sociales et sociologiques auxquelles il ne pourra jamais vraiment répondre. Enfin qu'importe… l'essentiel dans tout ça réside derrière les mots, derrière les idées. Ce qui est hallucinant, c'est de savoir si bien se raconter sans forfanterie, sans misérabilisme. Comme si John avait compris la bonne distance aux choses : il ne s'intéresse pas à lui en tant qu'individualité fermée, mais en tant qu'individu en interaction constante avec ce qui l'entoure, avec ce qu'il rencontre. Autant d'occasions de faire preuve d'humour, d'humanité, d'humilité, d'intelligence. La sagesse n'a pas besoin d'arguments, elle agit par l'exemple. Elle est là, tout naturellement, prête à servir de référence. Ou pas.


Et Charley dans tout ça ? Juste le chien le plus merveilleux du monde, qui (hasard ou coïncidence) a su trouver le maître le plus facétieux du monde. Que de telles histoires d'amour puissent exister permet d'oublier, un peu, l'inconvénient d'être né.

Chaiev
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes On the row (2013) et Oh John !

Créée

le 17 oct. 2013

Critique lue 992 fois

47 j'aime

6 commentaires

Chaiev

Écrit par

Critique lue 992 fois

47
6

D'autres avis sur Voyage avec Charley

Voyage avec Charley
zardoz6704
6

Tristoune

C'est le dernier livre intégralement écrit par Steinbeck, et ça se sent. Il achète un camion qu'il aménage en caravane et choisit, à 58 ans, de se prouver qu'il peut encore voyager en solo à travers...

le 26 déc. 2012

5 j'aime

Voyage avec Charley
THobbes
6

Roadtrip avec Steinbeck

Comment ne pas fondre devant un tel projet ? Steinbeck entreprenant un voyage à travers les Etats-Unis à bord d'une caravane avec son chien, Charley. Pour un amateur de Steinbeck, c'est du pain béni...

le 23 oct. 2023

1 j'aime

Du même critique

Rashōmon
Chaiev
8

Mensonges d'une nuit d'été

Curieusement, ça n'a jamais été la coexistence de toutes ces versions différentes d'un même crime qui m'a toujours frappé dans Rashomon (finalement beaucoup moins troublante que les ambiguïtés des...

le 24 janv. 2011

279 j'aime

24

The Grand Budapest Hotel
Chaiev
10

Le coup de grâce

Si la vie était bien faite, Wes Anderson se ferait écraser demain par un bus. Ou bien recevrait sur le crâne une bûche tombée d’on ne sait où qui lui ferait perdre à la fois la mémoire et l’envie de...

le 27 févr. 2014

268 j'aime

36

Spring Breakers
Chaiev
5

Une saison en enfer

Est-ce par goût de la contradiction, Harmony, que tes films sont si discordants ? Ton dernier opus, comme d'habitude, grince de toute part. L'accord parfait ne t'intéresse pas, on dirait que tu...

le 9 mars 2013

244 j'aime

74